Parler du printemps arabe me parait de prime abord un thème original pour la littérature en général et le roman en particulier, et que peu de romanciers osent aborder. Le romancier a pris le pari de nous en parler malgré les défis qu'il peut encourir sur le plan de la représentation comme sur celui de... Fouad SOUIBA a eu l'audace de le faire et de nous rapprocher de ce que le Maroc et le reste du monde arabe ont vécu durant ces six premiers mois de l'année 2011, et au-delà, selon une vision qui croise plusieurs dimensions et plusieurs perspectives : Fouad Souiba rappelons-le est cinéaste, poète, journaliste, scénariste, chroniqueur de télé, animateur de festivals de cinéma... Le titre du roman traduit une triste réalité! Il s'ouvre sur une « oxymore », figure de style qui consiste à rapprocher deux termes qui devraient s'éloigner par le sens, « séquestrés » et « printemps » nous rappelons le recueil « les fleurs du mal » de Baudelaire. L'auteur a compris très tôt que les populations arabes en général sont manipulées et «séquestrées» par la presse et les médias étrangers, «d'obédience idéologique très manifeste», affirme l'auteur. A travers l'histoire fictive d'un couple marocain Malak et Radi résidant en Libye, Fouad Souiba tente d'analyser autrement les causes de la révolution des peuples arabes qui a secoué plusieurs régions. Des héros émouvants Le romancier réussi à travers la trame de cette histoire à éveiller en nous ces deux sentiments opposés « Admiration et pitié » par les exploits ou les échecs des deux héros, un couple de médecins marocains déshumanisé et en chômage, exilés en Libye de Kadhafi et plongés dans leurs ennuis quotidiennes: lui, gardien de voiture, Ou kessal de hammam et, elle, chargée d'une mission domestique et qui se voient déviés de la voie qu'ils se sont tracés. « Le coup de semence a l'air de bien prendre. Les Marocains n'ont guère le choix. Vont-ils se résoudre à s'y résigner ? Rien n'est moins sûr ! Certes, leur employeur vient de leur infliger un procès sans appel, conclu par une condamnation étrange à servir sur un terrain qui leur est apparemment inconnu. Le tout sanctionné par des directives précises : aux nouvelles responsabilités définies il y aura de nouveaux terrains à conquérir. Il leur reste tout de même un nœud au travers du gosier. Le peu d'assurance relevé dans les propos de leur employeur les jette dans la suspicion. Situation examinée, ils peuvent à tout moment s'exposer aux sanctions disciplinaires d'Hannibal. Les lieux communs commencent déjà à voler en l'air, les noms d'oiseaux, les invectives à fuser aussi » (p.95). A travers leurs exploits et leurs réussites, nous admirons les qualités humaines qui les portent à surpasser le mal et la carence. Par une sorte de description minutieuse de leurs faiblesses et de leur résolution, ils sont rendus proches du lecteur et suscitent sa compassion. Ils sont certes victimes de leur inadaptation à un monde hostile qui se révèle en creux dans le récit de ses échecs, une autre façon de «rendre sensible l'âme humaine, antihéros ou héros romantiques, ils nous révèlent les tourments de l'âme humaine et la difficulté de l'être à trouver dans la société la possibilité de s'épancher, et de s'exprimer. Quand nous entrons dans une œuvre romanesque, nous découvrons un univers de fiction dans lequel nous cherchons toutefois à nous situer, ce que l'écriture rend possible grâce au processus d'identification. Nos deux héros nous plongent certes dans l'univers terrible de l'humiliation et de la torture, univers où il est nécessaire de se taire pour vivre, et où l'expression libre s'avère impossible. L'œuvre nous confronte aux facettes de l›âme humaine, désireuse de trouver un salut. « Madame Lhakim peut sacrifier à son analyse manichéenne : les gens se taisent pour vivre. Cela leur coûterait drôlement cher d'ouvrir la bouche. Il n'y a point de marge à l'expression libre. Un homme et un seul a le droit de débiter des conneries, de se contredire, de tordre le coup à la vérité comme de se replonger dans le mensonge criard, de blasphémer s'il le désire. Les autres abrutis doivent subir ! Et se taire ! Au risque de se faire zigouiller sinon ! » (p.103) Ils sont victimes d'une puissance occulte et manifeste, révélatrice des rapports que nous entretenons avec le despotisme qui a engendré le « printemps avorté ». Le choix d'une focalisation zéro permet à l'auteur de transmettre à travers une narration omnisciente toute une palette révélatrice de cette âme humaine Les romans de Fouad Souiba offrent ainsi au lecteur, non seulement la vision souibienne du monde, mais aussi sa vision de l'homme, dans toutes les inflexions de son âme. Quoiqu'attaché à la réalité quotidienne, au vécu des personnages, le roman expose le lecteur à des questions d'ordre éthique et métaphysique. Le lecteur est ainsi placé dans un rôle plus actif, invité au questionnement et à la réflexion, comme chez un Frank Herbert ou chez George Orwell. L›onde de choc de ce printemps a certes des répercussions sur l›écriture romanesque : les «héros» de « Les Séquestrés » révèlent un bouleversement des valeurs morales. De façon plus littéraire, Souiba se place sur le plan de la provocation, et nous renvoie par le biais d›un antihéros à nos propres valeurs. Pourvus d'une épaisseur psychologique, les personnages évoluent dans un univers qui porte plus d›un message, d›une vision. Cette écriture «noire» nous fait prendre conscience, de notre âme, et de notre existence, par rapport aux grands événements qui surviennent, ici, dans le cadre du "Printemps arabe", et aux médias qualifiés "d'obédience idéologique très manifeste » par l'auteur. Inspirée par le contexte arabe, la réflexion de Fouad Souiba suscite la compassion, éveille son admiration et le pousse tout de même à l'action. Les héros se révèlent au fil des chapitres confrontés à des épreuves successives. Prétendre qu›il s›agit là du «but suprême» du romancier est toutefois très personnel : l›écriture de Fouad Souibaoffredes niveaux de lecture multiples. L'analyse de son contenu traduit comment la personnalité du romancier se révèle au niveau de son œuvre et comment son expérience de la vie et la superposition des différents modèles de références ont contribué à façonner cette vision du monde. « Les Séquestrés » se caractérise par sa hauteur de vues et une perspective transcendante. Le point de départ de sa réflexion est le monde arabe pour lequel l'écrivain ressent attirance et répulsion à la fois. Il révèle une grande préoccupation pour la recherche de l'âme de ce monde et de son identité. Pour nous faire comprendre ce monde, l'écrivain se tourne vers l'histoire pour actualiser le présent, l'interrogeant essentiellement sur tous les plans pour voir où se situent les origines profondes de ses maux et dégager les causes de la révolution, et ce pour le transcender et dépasser les traumatismes et les incertitudes qui l'ébranlent, en procédant par une description de ce monde en synchronique et en diachronique. Fouad Souiba, à travers le récit du printemps arabe, ne cherche pas à faire l'Histoire mais à la recréer et à la réinventer suivant une vision inachevée, vécue par des êtres aussi inachevés. Citons le cas de la famille El Hakim, rangée en fait par des problèmes d'ordre matériel et psychologique conséquents des mentalités despotiques et hégémoniques et qui n'épargne aucun effort pour atteindre la dignité et dépasser cette position d'infériorité. Malak est une femme militante qui lutte contre les valeurs patriarcales et œuvre pour une prise de conscience de la condition humaine. Une héroïne atypique. Une femme libre qui prend le maquis pour aller va au-delà de la dictature. Elle refuse d'être « résignée et passive » (p.91). Ayant le courage d'abord de quitter son pays pour « épouser une carrière de médecin » et animée par une ambition professionnelle, elle finit par s'imposer comme figure d'opposition individuelle face à un égoïsme total d'Hannibal, puis sociale et collective. Le romancier donne une image positive de la femme insoumise, cultivée et consciente de sa condition de discrimination imposée. Malak n'est pas une figure épisodique au niveau de l'économie totale de l'œuvre. Par ailleurs, l'auteur lui assigne une mort prématurée. Il ne lui donne pas la chance de s'accomplir pleinement avant de mourir, ou le sera-t-elle peut-être à travers son fils Ayoub ! Tous les efforts qu'elle a déployés n'ont pas payé et les grandes espérances que la révolution avait suscitées en elle se sont soldées par des profondes déceptions. Les personnages sont également révélateurs des préoccupations du romancier sur le plan social, politique et philosophique. A travers eux, il synthétise le destin du monde arabe, effervescent, tiraillé entre des désirs impossibles et un réel décevant, plongé dans des hostilités et des violences aux facettes multiples et variées gênant toutes tentatives libératrices et salutaires. L'intérêt majeur du roman réside dans le souci majeur de l'écrivain du devenir de l'homme, de sa dignité et de son réconfort, comme il le réitère par la bouche de M. Lhakim. « Sire, nous n'avons pas les mots pour vous renouveler toute notre gratitude de nous avoir si bien comblé de votre hospitalité généreuse ! Permettez-moi, sauf votre respect, de vous avouer qu'à aucun moment nous ne sommes rendus en Libye pour accomplir des missions domestiques. Nous serions restés chez-nous sinon... »(p.91). Quoique les événements défilent dans le roman, le romancier ne cherche pas à reproduire la réalité désobligeante mais plutôt à s'opposer à celle-ci. Par ses horizons ouverts et vastes, le roman se prête parfaitement à une explosion violente des normes du langage. A travers une écriture elle aussi explosive, impure, expérimentale et renouvelée comme pour produire un changement total, sur le terrain et dans les mentalités. A la guerre s'oppose une guérilla linguistique dont l'auteur fait sa profession de foi, une pratique systématique d'un terrorisme de la langue et de l'écriture. « La révolution dévoile le véritable inconscient qui ronge ce monde. Embrouille ! Magouille ! Haine ! Cupidité ! Escroquerie ! Convoitise ! Jalousie ! Rancune ! Règlements de compte cumulés... » (p.323). Fouad Souiba remet en cause toutes les règles classiques de construction du récit : il n'y a plus de distinction entre le discursif et le narratif, les genres sont mélangés une même œuvre peut réunir à la fois un récit romanesque, une pièce de théâtre, de la poésie, du cinéma...« Je viendrai tendrement m'incruster dans tes rêves, te caresser dans ton sommeil, te border au lit, te réveiller le matin avec le petit déjeuner servi au lit comme à l'accoutumée, t'embrasser, te chérir, te souhaiter plein de belles choses. Allez ! Vas y, dors, repose-toi en paix dulcinée! »(p.322). Une œuvre qui serait la synthèse de différents genres littéraires. Cela correspond parfaitement au caractère d'être décentré de l'écrivain, tiraillé entre diverses entités et systèmes de références qui définissent sa personnalité culturelle d'où l'aspect problématique, riche et palpitant de son univers romanesque à l'mage de ce monde arabe qu'il habite et qui l'habite. Une révolution frustrée Malgré les aspects négatifs de ce « printemps » : anarchie, absence de stratégies, etc. Fouad Souiba le considère comme une étape capitale du processus historique du monde arabe, un mouvement permettant pour la première fois aux arabes de se connaitre véritablement. C'est plus qu'un fait politique, c'est un fait humain, social et culturel de première importance. La prise de conscience fut éphémère certes et l'identité des arabes s'est trouvée de nouveau masquée. Le printemps n'a pas consolidé les idéaux de la révolution même parfois à des fins personnelles, comme pour dire aux lecteurs que la révolution a détruit un statu quo pour en créer un autre ! Conclusion Au terme de cette communication, nous dirions que nous sommes attirés par la personnalité d'un écrivain qui parvient à être une figure représentative du roman marocain. Son œuvre sur le printemps arabe ajoute une leçon ample et de portée à la fois locale et universelle. En effet, ce qui définit, en dernier lieu, l'existence de Fouad Souiba et son œuvre, dans sa son double aspect esthétique et thématique, c'est la bipolarité entre nationalisme et cosmopolitisme : Souiba est à la fois arabe et citoyen du monde. Il a su intégrer avec succès le problème de l'homme arabe dans une problématique humanitaire universelle. Il a réussi ainsi à ouvrir le roman marocain sur des vases étendus susceptibles d'intéresser sociologues, psychologues, romanciers, critiques littéraires et lecteurs du monde entier. Natif de Rabat (le 16 février 1963) et diplômé en communication et journalisme après des études au Maroc et au Québec, Fouad Souiba a mené depuis 1982 une intense activité de chroniqueur de télé, animateur de festivals de cinéma, journaliste dans plusieurs quotidiens marocains et scénariste. Il a produit et réalisé une dizaine de documentaires et portraits consacrés aux plus célèbres auteurs de cinéma au Maroc. En 2004, il signe son premier courtmétrage «Dream Boy» et deux autres en 2007 pour le cinéma, une fiction: «Mia Derial» (5 Dirhams) et un documentaire: «Chuchotements à un ange qui passe». En 2010, il réalise une nouvelle fiction « Porte du Bonheur ». Fouad Souiba a déjà publié un premier roman, «L'Incompris du Hay Mohammadi», paru également aux éditions «Smein», retrace l'itinéraire d'une famille au fil de trois générations.