La poétesse Siham Bouhlal vient d'écrire un roman intitulé "Et ton absence se fera chair". Elle y parle de son collègue et compagnon Driss Benzekri. Ce dernier fut un juriste marocain, spécialiste de la poésie berbère et militant pour les droits de l'homme (1950-2007). Il dirigeait une organisation marxiste-léniniste, Ilal Amam . C'est à ce titre qu'il a passé 17 ans de sa vie dans les prisons, comme d'autres jeunes Marocains. Membre fondateur du forum Vérité et justice, Driss Benzekri a présidé à partir de 2003 l'Instance Equité et Réconciliation (IER), un organisme chargé par le Roi Mohammed VI de faire la lumière sur les graves violations des droits de l'homme perpétrées entre 1960 et 1999. Il a aussi été secrétaire général du Conseil consultatif des droits de l'Homme (CCDH) Il est mort le 20 mai 2007 à Rabat, des suites d'un cancer. Pour son ancienne collègue et campagne, ce 20 mai reste une date qui s'entête dans son retour, qui chaque fois s'augmente d'une année qui n'efface rien, ni du manque, ni de la douleur qui réitère sa présence, le confirme lui comme partie d'elle, qui l'incite à vivre car il le voulait... Ce 20 mai, cela fait huit années que sa présence lui manque et huit ans que les collines d'Ait Ouahi jouissent de sa compagnie et ce 20 mai, elle a choisi de lui dédier un extrait inédit de son roman, qui paraîtra pour la rentrée littéraire. Il a bien fallu au moins huit années pour cela : "Et ton absence se fera chair", ainsi est intitulé ce roman, le leur. Siham Bouhlal s'y adresse à son ami en des termes émouvants : « Aimes-tu ce titre? ». « Aimes-tu ma vie? ». « Je vis et j'aime car c'est ce que tu m'as appris, mais tu seras toujours partie de moi, à ta place, dans moi. » « Tu n'aimais pas les grandes introductions, alors voici l'extrait, Driss Benzekri... la prochaine parution du roman dont l'extrait est tiré : "Que comprennent les autres à une mort qui dévore un être ? Ils craignent de ne supporter la souffrance qu'engendrera ta disparition, mais qui songe à ce qui te taraudait toi ? Un homme face à une mort qui fera disparaître son histoire, son souffle, tous ces visages qu'il aimait ? Tu perdais progressivement tout, ton corps, ta terre, les voix qui t'enchantaient, les luttes que tu menais, ton thé fort, le whisky sec, la nicotine, la jouissance de l'éjaculation, tu voyais le monde, la vie s'éloigner de toi, et toi jeté sur un quai inconnu, vide et solitaire. Tu ne lirais plus tes journaux, ne suivrais plus les élections en France ou ailleurs, ne supporterais plus Ségolène faute d'aimer Sarkozy — un facho, disais-tu !—, les débats politiques les plus brûlants, et la Coupe du Monde de football, le coup de boule de Zidane, tu verrais progressivement ton pays s'enliser loin de toi, sans que tu ne puisses plus mettre en application des lois pour lesquelles tu avais donné tes plus belles et plus fraîches années, tu ne serais plus acteur ni même spectateur de quoi que ce soit. Un homme qui regagnerait un bagne étroit et obscur sans plus aucun espoir de retour, tu partirais sans tourner la tête. Oui, que pouvais-tu ressentir face à cette mort qui t'avalait de jour en jour, et faisait gicler ton sang sur son passage ? Aucune compassion ne pouvait se coller à ta souffrance, ni la vivre avec toi ou à ta place. Aucun amour. Car la mort est toujours un spectacle. Quoi que l'on fasse, ses manœuvres sont incontrôlables. J'essayais de changer d'angle de vision pour voir avec tes yeux à toi, saisir ton cœur qui battait pour son ultime chute, sa chute hors du temps, de l'espace, du monde, hors du rêve. Pouvais-tu rêver encore une fois mort ? Mais je me trouvais toujours prise dans le piège de ma propre douleur, mon angoisse de l'absence de toi et de la séparation d'avec toi, je voyais mon propre monde s'écrouler et de fait, j'étais incapable de voir par ton regard à toi, tout ce qui disparaissait à toi, et dont je faisais partie, sur la rive d'en face. Loin, très loin ?"