Paris a ouvert les yeux de Mohamed Berrada sur les acquis de la nouvelle critique et sur les différents courants et tendances littéraires. Il s'est retrouvé dans cette ambiance culturelle parce qu'elle répondait à ses aspirations et ses attentes. Elle présentait pour lui un moyen de se démarquer de la critique dominante au monde arabe et déclarer sa modernité en tant que machine active pour contrebalancer le traditionalisme qui considérait toute nouveauté comme une hétérodoxie. Une deuxième naissance A cette époque, l'université était le fief des conservateurs qui imposent une tutelle réactionnaire sur les étudiants. Cet état de crise exige des intellectuels progressistes de réexaminer leur relation au champ culturel. Ils étaient contraints, vu le paroxysme de la lutte, de déployer plus d'efforts pour convaincre le récepteur arabe de la légitimité de leurs doléances politiques et de la pertinence de la nouvelle littérature ou critique. Le combat entre les deux camps ne manquait pas d'importance et d'intérêt eu égard aux enjeux visés. Les uns s'appuyaient sur les réinterprétations passéistes par contre leurs adversaires aspiraient à la modernité et au changement démocratique. Berrada a mené le combat en tant qu'intellectuel engagé ( Affiliation au parti de gauche USFP) et en tant qu'écrivain moderniste pour lutter contre le conservatisme et dissiper les dangers qui menacent la stabilité et la sérénité des pays arabes. Le bilinguisme lui a permis de rester en permanent contact avec les nouveautés littéraires et d'entreprendre la traduction des œuvres très intéressants. Il était motivé par le pari d'imposer le nouveau concept de la littérature et de renouveler l'arsenal critique. Pendant son enseignement à l'université il a proposé de nouveaux modules, intégrés de nouvelles matières et encadré des centaines d'étudiants. Ses disciples assument la même responsabilité et accomplissent la même mission dans le but d'ancrer la modernité au sein de la société marocaine. Tout le monde apprécie son mandat à la tête de l'UEM. Malgré l'oppression, le manque de moyens et les mesures restrictives, il a pu organiser un grand nombre de manifestations culturelles pour déclencher des débats entre les intellectuels arabes et leurs homologues français sur des sujets d'actualité. Malgré l'hégémonie du structuralisme, Berrada a pris la distance critique à son égard pour rester fidèle à ses engagements politiques et ses entreprises critiques. Il n'était pas ébloui par « l'approche techniciste » qui tend à autonomiser l'outil d'analyser le texte au détriment de ses finalités. Il privilégie le sens en terme de rapport au monde. Todorov qui se fait aujourd'hui le porte parole de cette conception anti-formaliste insiste sur le fait que la littérature sert d'abord à « nous faire mieux comprendre le monde » et à « nous aider à vivre » (). La question que se pose Todorov est donc la suivante « Etudie-t-on avant tout les méthodes d'analyse qu'on illustre à l'aide d'œuvres diverses ? ou étudie-t-on des œuvres jugées essentielles en utilisant les méthodes les plus variées ? » (). Berrada, conscient des risques de légitimer le formalisme russe et le retour à l'approche strictement morale de la littérature, va plus loin encore et privilégie l'ancrage du sens de la littérature dans la notion de l'utilité sociale. C'est pour cela qu'il s'attacherait à la spécificité de la forme en dévoilant ses sens multiples et en démontrant sa relation au monde (ses valeurs et ses visions du monde). Il s'inspire, sans surcharger ses analyses par des termes hermétiques, de Barthes, de Bakhtine, de Goldman pour renforcer dans le monde arabe la nouvelle conception du sens de la littérature. Il s'agirait comme le suggère Todorov de lire les grandes œuvres pour en vivre, enrichir l'esprit et se situer dans le champ multiple de la littérature. Berrada a entrepris la traduction des œuvres critiques pour faire connaitre aux lecteurs arabes les acquis et les exploits de la nouvelle critique et contribuer à remplacer les concepts surannés ( reflet, engagement, déterminations sociales et historiques..) par de nouveaux concepts (subjectivisation , dialogisme, polyphonie, sociolectes, fictionnalité). Il a concentré son attention sur Roland Barthes et Mikhaïl Bakhtine et Lucien Goldman pour les raisons suivantes : Renforcer la fonction de sauvegarde (corriger la fragilité et l'imprécision de la mémoire), d'attestation (exprimer la certitude vis-à-vis des événements) de littérarité (les spécificités artistiques). Etudier le texte en tant que pratique signifiante d'une façon immanente sans perdre le contact avec le contexte social. Concevoir le texte comme un espace polysémique où s'entrecroisent les sens possibles ainsi que les énoncés disparates (dialogisme) et les voix hétéroclites (polyphonie). Ce qui remet en cause non seulement l'unicité du discours mais également celle du sujet parlant. En guise de conclusion On peut réduire le parcours de Berrada aussi riche que varié en quelques mots clefs : 1-Modernité : En défendant la modernité culturelle, Berrada s'appuie essentiellement sur le genre romanesque en tant qu'outil privilégié pour surpasser, d'une part, les fonctions de propagande ou de justifications fallacieuses. D'autre part pour incarner les signes et les symboles de l'imaginaire populaire et représenter les conflits politiques et idéologiques aigus. Le roman assume en général, d'après Berrada, une double fonction. « Il met en question les valeurs dominantes et crée les formes et les modes qui motivent l'imagination et la volonté visant à caractériser ce qui est nouveaux » (). Dans ce sens, Berrada valorise le roman arabe, qui a été longtemps dénigré, en lui donnant le statut adéquat pour défendre les valeurs authentiques et concrétiser « cette parfaite convenance des actes aux exigences intérieurs de l'âme » (). Berrada, refusant avec d'autres écrivains engagés, de se métamorphoser en rhinocéros () dénonce la démission de la raison et la contagion de la terreur et résiste désespérément au progrès de l'obscurantisme. 2-Diversité culturelle : Berrada axe ses écrits sur la diversité culturelle en tant qu'accès à la démocratie. C'est pour cette raison qu' il défend le plurilinguisme tout en combattant l'unicité langagière et idéologique de la classe dominante et en donnant la légitimité aux couches marginalisées et les minorités opprimées. Il est conscient dans sa démarche créative de cette visée de la démocratisation de la culture. Il représente le langage de locuteur avec art en lui donnant sa résonance et son authenticité à la fois sociale et stylistique. « C'est pourquoi le discours d'un personnage peut devenir un facteur de stratification du langage, une introduction au plurilinguisme » (). 3-Propagation des valeurs esthétiques : En luttant dans les divers camps culturels et politiques, Berrada est considéré parmi les précurseurs qui ont procédé à la propagation de nouvelles valeurs esthétiques au sein de la société ainsi que la scène culturelle arabe. Ce qui a engendré l'intégration de nouveaux genres littéraires dans les cursus universitaires et l'incarnation de nouveaux concepts critiques pour rendre compte de la spécificité et la singularité du texte littéraire. Les valeurs véhiculées ne présentent pas un jeu verbal abstrait mais incarnent une nouvelle culture (anti-culture ou la culture alternative) qui entre en conflit avec l'autoritarisme et le traditionalisme pour imposer un nouveau mode de vie et éprouver l'aspiration au changement et au bien-être. *Lire la première partie dans nos pages Culture de vendredi dernier