C'est la première fois que la question est tranchée aussi définitivement. Une intervention militaire terrestre ne serait « pas réaliste », selon le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Çavusoglu, qui réclame avant tout la mise en place d'une zone d'exclusion aérienne. Non sans arrière-pensées. « Il est inimaginable que la Turquie mène seule une opération militaire au sol », a martelé le ministre des Affaires étrangères , lors d'une brève conférence de presse après son entrevue avec le secrétaire général de l'Otan Jens Stoltenberg, précise notre correspondant à Istanbul, Jérôme Bastion. Ces déclarations interviennent alors que, depuis le début de la semaine, la Turquie est secouée par de violentes manifestations de Kurdes, qui reprochent au gouvernement d'Ankara de ne pas intervenir militairement pour empêcher la ville de Kobane de tomber entre les mains des djihadistes. Le chef de la diplomatie turque n'a pas précisé si son pays serait prêt à y participer, mais en tout cas il a rappelé que seul ce genre d'intervention, bien coordonnée, permettrait d'atteindre les objectifs de la coalition, et non les seules frappes aériennes qui sont menées actuellement. Or « cette option n'est pas à l'étude pour l'instant », pas plus que l'idée d'instaurer une zone d'exclusion aérienne, a répété le chef de l'Alliance atlantique. Autrement dit, Ankara n'est pas près d'engager ses forces contre les jihadistes de l'organisation Etat islamique, notamment à Kobane, la ville kurde qui est en train de tomber inexorablement entre leurs mains. Zone tampon Avant de songer à intervenir en Syrie, la Turquie réclame en effet la constitution d'une zone tampon, ce qu' a accepté Paris, mais que refusent encore Washington et Londres. Le pire cauchemar pour Ankara, c'est d'avoir un Etat kurde indépendant sur son territoire ou chez ses voisins. Depuis 1984, les autorités turques mènent une lutte sans merci contre les Kurdes de Turquie regroupés surtout au sein du PKK. Un conflit qui a fait quelque 40 000 morts. Des pourparlers de paix avec le leader du PKK, Abdullah Öcalan, du fond de sa prison, sont engagés depuis 2 ans. Mais Öcalan menace d'y mettre fin si Ankara n'intervient pas pour sauver les Kurdes de Syrie qui, seuls, avec un armement dérisoire, se battent à 10 contre un contre les partisans de l'organisation Etat islamique. La Turquie, en fait, n'a aucune intention de leur venir en aide. D'abord parce que les Kurdes de Syrie se sont déclarés autonomes, ensuite leur parti est lié au PKK, qui est qualifié de terroriste. Contrôler les Kurdes de Syrie Pourquoi dès lors venir en aide à une formation qui risque demain d'être autonome et de donner des idées aux Kurdes turcs ? En revanche, créer une zone tampon et une zone d'exclusion aérienne, comme le demande Ankara avant d'intervenir, signifie que la Turquie gérera les Kurdes syriens et contrôlera, entre autres, leur armement. Pour M. Stoltenberg, le secrétaire général de l'Alliance atlantique, qui visitera demain les batteries de missiles Patriot disposées à la frontière syrienne depuis plus d'un an, l'OTAN est prête à venir en aide à la Turquie, en cas de menace. L'émissaire spécial du président Obama pour la coalition, John Allen, est également en visite aujourd'hui dans la capitale turque, sans doute pour des discussions plus poussées, mais aussi plus secrètes. Pour Dorothée Schmidt, spécialiste de la Turquie à l'Institut français des relations internationales (Ifri), la Turquie estime que ses intérêts ne sont pas assez pris en compte par ses alliés. Traditionnellement, les discussions sont un peu compliquées. A chaque fois qu'elle [la Turquie] sent que la situation sécuritaire se tend au niveau de la frontière, elle essaie d'obtenir la garantie que la clause de solidarité s'appliquera en cas d'attaque du territoire turc. Offensive diplomatique américaine à l'œuvre en Turquie Le général John Allen ( 2e à droite), envoyé spécial américain en Turquie pour convaincre le gouvernement d'agir en Syrie. Ici au Caire lors de discussion avec la Ligue Arabe le 9 octobre 2014. L'offensive est cette fois diplomatique. Le général John Allen est à Ankara depuis jeudi. La mission du patron de la coalition antiterroriste menée par les Etats-Unis n'est pas simple. Il doit persuader le gouvernement turc d'intervenir contre les jihadistes dans la bataille de Kobane. Jeudi, John Allen et le Premier ministre Ahmet Davutoglu se sont entretenus sur la question. Les lignes seraient en train de bouger. On s'en doutait un peu. Malgré les déclarations apaisantes de façade, l'Otan et les Américains sont aussi venus sur place pour faire évoluer la position de la Turquie. Ankara clamait haut et fort, jeudi devant le secrétaire général de l'Otan Jens Stoltenberg - en visite ce vendredi auprès des batteries de missiles patriotes que l'Alliance atlantique a déployés depuis un an à la frontière -, que la Turquie ne mènerait jamais seule une opération militaire terrestre chez le voisin syrien. Le pays réclamait une zone tampon au-delà de sa frontière côté syrien. Mais depuis jeudi, Ankara est au centre d'une activité diplomatique intense. Le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu a passé la nuit au téléphone avec ses homologues britannique, suédois, norvégien, et quatarien. Il se déplace ce vendredi à Paris pour rencontrer Laurent Fabius. Tracer une feuille de route Les Alliés veulent absolument voir la Turquie renoncer à sa complaisance envers l'organisation Etat islamique et jouer un rôle plus actif dans la lutte contre les jihadistes. Les discussions, beaucoup plus secrètes, mais aussi beaucoup plus concrètes, officiellement, sont qualifiées de « détaillées ». Elles sont menées avec l'envoyé spécial du président Obama pour la coalition, le général John Allen. Les Américains travaillent sur un « plan d'action militaire conjointe ». C'est tout ce que l'on sait pour l'instant. Il n'y a donc pas encore de détail pour ce projet, qui sera certainement précisé dans les tout prochains jours, notamment la semaine prochaine avec la venue d'une équipe de stratèges américains chargés de tracer une feuille de route. Les Kurdes perdent pied Pour Washington, il y a urgence. Car à Kobane, les jihadistes progressent irrémédiablement, vers le centre-ville, en dépit des bombardements alliés, qui se sont poursuivis depuis jeudi, la nuit dernière, et ce vendredi matin encore. Les troupes du groupe Etat islamique occupent de plus en plus de positions stratégiques dans la ville même. Leur démarche consiste désormais, semble-t-il, à enserrer les combattants kurdes, en coupant leur accès à la frontière turque, et au point de passage de Mursitpinar, cible d'intense combats depuis jeudi après-midi. Les Kurdes, c'est tout à fait clair, sont en train de perdre pied. Leur défaite est irrémédiable s'il n'y a pas une action rapide et d'envergure.