Premier ouvrage entièrement consacré au grand musicien Abdessakek Chqara (1931-1998), «Raconte-moi Chqara et la musique andalouse» est un livre de littérature jeunesse de la série des ouvrages publiés par Yanbow Al-Kitab. Parmi les paradoxes relevés, c'est d'abord le fait que c'est une traduction en français d'un texte original en arabe resté à ce jour inédit, écrit par un enseignant d'arabe, Mohamed Benlamlih. Celui-ci enseigne l'arabe dans un établissement scolaire de la mission française, Anatole France, à Casablanca. Contrairement au texte inédit en arabe, sa traduction en français a trouvé donc plus facilement la voie vers la publication grâce à un mécène, la Fondation BMCI. Le livre grand format est illustré par Karishma Nankani Chugani, jeune plasticienne d'origine indienne, née à Casablanca et vivant actuellement en Espagne. Le texte est traduit de l'arabe par Mohamed Kounche. L'ambition du livre c'est de parler d'un musicien marocain talentueux, compositeur, chanteur, instrumentiste, un virtuose du violon. Avec en toile de fond la musique andalouse dans la ville de Tétouan «la plus andalouse des villes marocaines» où se réfugièrent les premiers expulsés d'Espagne vers la fin du XVème. Aussi évoquer les origines du patrimoine spirituel locale, en particulier la zaouia Harrakia et la transmission du legs de samaa et madih. De même l'invention d'un style de musique et de chanson, mélange de tradition andalouse et musique populaire, rythmée, dansante, le chaabi chamali. Mohamed Benlamlih, originaire de Fès et vivant à Casablanca, dit n'avoir pas connu la ville de Tétouan avant ce projet. Il nous raconte comment s'est effectuée la conception de cet ouvrage : «J'ai travaillé pendant près de dix ans dans le domaine de la littérature pour enfants, j'ai surtout traduit des ouvrages du français à l'arabe pour le compte de l'éditeur Yanbow al-Kitab ; au total 15 livres pour enfants. J'ai eu cette proposition de faire un ouvrage de littérature jeunesse dont je serais l'auteur cette fois-ci autour de la personnalité du grand chanteur et musicien Chqara. Il fallait me documenter, je suis donc allé, à deux reprises, exprès dans ce but, à Tétouan et c'est Mme Bouchra Chqara, la fille de Abdessadek Chqara, qui m'a beaucoup aidé avec son époux et son fils Ayatollah, je les en remercie vivement. Pour écrire je me suis basé, pour les données biographiques, sur un petit livre de témoignages des amis et compagnons du défunt. Le texte original en arabe est beaucoup plus long, en traduction il a été réduit pour des raisons éditoriales d'espace. J'espère que ce texte en arabe sera un jour publié...» Le texte est sous forme d'autobiographie, comme si Chqara lui-même racontait sa propre vie depuis ses premiers pas dans les ruelles de la médina de Tétouan dans les années trente du XXème siècle, à Derb Sidi Ali Ben Raissoun, quartier de la grande mosquée. Né en 1931 à Tétouan, Abdessadek Chqara vivra sous l'influence des ses parents. D'abord sa mère, petite fille du fondateur, en 1829, de la zaouia et Tariqa Harrakia, cheikh Mohamed El Harrak comme indiqué sur la plaque commémorative en céramique vert et bleu dans la médina. De la bouche de la mère Lalla Saadia il apprendra beaucoup de poésie du madih et de prose soufie. Depuis l'expulsion de l'Andalousie les femmes à Tétouan, on le sait, furent les gardiennes de la transmission de la tradition contre l'amnésie. «Je n'oublierai jamais ces séances spirituelles que ma mère organisait dans la grande maison Dar Lkbira, celle où son grand père Mohamed El Harrak s'était établi à son arrivée à Tétouan avec l'autorisation du sultan alaouite, cette maison devint, après la mort du cheikh, un lieu de résidence pour la confrérie où les femmes célébraient les fêtes religieuses en période de rassemblement et de moussem». Le père, marchand de tissu, tenant boutique au quartier El Ghersa Lkbira, doublé de musicien et professeur de musique andalouse au Conservatoire, est luthiste et violoniste apprenant beaucoup de poésie d'el ala et de nouba. L'enfant vivait sous le charme de la musique el ala avec des morceaux exécutés chaque jour après les dîners en famille. Dans la zaouia la musique est présente à travers les séances de madih et samaa respectivement panégyrique du Prophète et concert musical soufi. Il s'intéresse aux instruments, rencontre le cheikh Sidi Arafa, son père spirituel qui lui offre son premier instrument de musique, un luth. Son père voudra qu'il fasse des études, il choisira la musique. Il suit à l'âge de quatorze ans les musiciens dans leurs excursions, «siyahates», hors de la ville, surtout ses banlieues rurales, montagnardes. Un jour il se retrouve en train de remplacer le violoniste de la troupe quand ce dernier vient à fausser compagnie à ses coéquipiers. De remplaçant il devient attitré. Il rejoint le Conservatoire de Tétouan pour apprendre les secrets de la musique auprès des grands maîtres Sidi El Ayachi El Ouaraki. Sidi El Arbi El Ghazi, Mohamed Choudri, M'hamed Bennouna, Rkaina, Sidi Mohamed Larbi Temsamani... C'était en 1947 à l'âge de seize ans. Un jour Sidi El Ayachi l'appelle pour lui confier la mission de diriger l'orchestre des élèves du conservatoire de la musique andalouse. En 1957 il est nommé professeur et membre de l'orchestre d'el ala du Conservatoire de Tétouan et c'est cette même année où il compose la célèbre chanson “Alhbiba Oujarrahtini" qu'il chante avec l'orchestre au Théâtre national Mohammed V à l'occasion de son inauguration officielle avec chorégraphie de danseuses tétouanaises. Beau succès inoubliable. En 1958 il obtient le prix du meilleur violoniste au concours organisé à l'occasion de la grande Foire internationale de Casablanca. La même année il fonde avec un groupe d'amis l'orchestre du conservatoire. Il participe en 1961 à l'enregistrement des onze noubas de la musique andalouse. Il reconnait ses cheikhs Moulay Ahmed Laoukili, Haj Abdelkrim Errais et Sidi Mohamed Ben Larbi Temsamani grâce auxquels il parvient à faire l'exploration des différents styles de musique andalouse dans les villes où s'est développé ce patrimoine outre Tétouan, Chefchaouen, Fès, Salé et Rabat où des familles andalouses expulsées d'Espagne s'étaient réfugiées. De quoi mettre une base solide pour ses créations à venir avec de nombreuses chansons que les Marocains, qu'ils soient au nord ou au sud, fredonneront avec plaisir “Bent Bladi", El Ghram ma a'andou doua" Alahbiba oujarrahtini" etc. A son actif donc un style particulier et une voix à nulle autre pareille. La recherche du patrimoine avait commencé à l'origine en compagnie du cheikh Sidi Arafa, chanson traditionnelle montagnarde, maouals, l'aa'youa des femmes rurales, la taqtouqa qui deviendront des sources d'inspiration au même titre que le melhoune et zendane algérien, pour des chansons sur des thèmes divers foi, patrie, amour passion : “Annar gadat fi galbi", “Kan msafar", “Saadia", “Zine al wada7". Aux fêtes de mariages, il arrive qu'il mélange entre la musique andalouse et la chanson de variété. La musique populaire tétouanaise reste fortement imprégnée de flamenco. Le lien avec l'Espagne ne s'est jamais rompu. Une épopée musicale maroco-epsagnole fusion entre musique andalouse et flamenco est présentée à Grenade. Le dramaturge José Heredia Maya en dira dans son témoignage : “Chqara a rendu à l'Andalousie sa gloire d'antan avec les cordes de violon, le public a assisté à l'une des plus belles représentation du théâtre de Grenade depuis des décennies" Le musicien pianiste anglais Michael Nayman est attiré par le style Chqara et souhaite réaliser avec lui une fusion entre la musique el ala et la musique occidentale classique. Il fallut des semaines de répétitions avant que l'œuvre symbiotique en gestation n'aboutisse enfin. Elle sera présentée à Séville en 1992 à l'inauguration de l'Exposition Universelle où le Maroc était représenté. Mohamed Benlamlih a raconté cette histoire dans un texte en arabe plus long dont la traduction en français est un condensé. Il est à espérer que ce texte original en arabe sur Abdessadek Chqara trouve son chemin pour la publication ce qui n'a pas été le cas pour l'instant. A noter enfin que Mohamed Benlamlih est auteur aussi de la traduction du livre “Raconte-moi le zellig" qui a obtenu le prix de la meilleure traduction au salon du livre du Caire. « Raconte-moi Chqara et la musique andalouse » de Mohamed Benlamlih, éditions Yanbow Al Kitab, Casablanca.