Il y'a huit ans, le 31 octobre 1998, Abdessadek chekara nous quittait. Tétouanais de souche, marocain de terroir et citoyen du monde, il nous légua une oeuvre d'une modernité inouie dont «Bent bladi» reste le symbole emblématique. Invité chez son ami Abderrahman Alami, Chekara souhaitait composer l'un de ses textes. En un quart d'heure, «Bent bladi» est pondu. «Ô fille de mon pays, tes yeux m'ont ensorcelé. Ainsi que ta beauté. Amour de mon cœur Ai, ai, ai… ô fille de mon pays…» Composée et enregistrée en 1978, elle devient synonyme du chantre de la musique du nord que les marocains ont découvert à l'occasion de l'inauguration du théâtre Mohammed V, accompagné de belles danseuses avec des chorégraphies signées Clara Eugenia. Abdessadek Chekara est le fruit de la ville de Tétouan, la petite Grenade et la fille de Fès. Imprégné par l'ambiance de la cité d'Al Haik (auteur du livre de chevet des maâllems d'Al Ala), il s'intéressa très tôt au chant et à la musique. Sa mère, lalla Saâdia, n'était-elle pas une adepte de la Zaouia Harrakia et son père, si Abdessalam, un professeur au conservatoire de musique ? En 1947, à dix huit ans, il intègre cette institution en tant qu'élève pour ne l'a quitter qu'a sa retraite comme surveillant et professeur. Des Amdah de la zaoouia, des sérénades populaires de la colombe du nord, de la Taktouka jabalia et autres chants rifains, de la musique andalouse de l'école de Tamsamani et du Hawzi, importé par les familles de Tlemcen qui se sont installées au Maroc après la conquête de l'Algérie et du flamenco de la communauté espagnole, il forgea une œuvre unique et un style original. Si son répertoire est riche et varié, «Bent Bladi» reste la plus connue de ses chansons et dieu sait qu'elles sont nombreuses telles Ana fi aarak, Ya oulidi ya hbibi, Al aila farrahtini, Alla yahdik ya ghzali… «Bent bladi» est appréciée au-delà de nos frontières, notamment en Espagne. Avec la complicité du poète José Heredia, il en compose une version avec l'alternance de l'arabe et de l'espagnole, des rythmes du Maroc et de ceux du flamenco. Le refrain est aussitôt imité et repris par divers chanteurs et groupes. En célébrant l'histoire commune et les liens culturels des deux rives de la Mediterranée, Abdessadek Chekara fut un précurseur des adeptes des word music, des fusions, du dialogue des civilisations et des métissages réussis. Ses concerts avec des groupes espagnols dont celui d' Elibrejano, avec le pianiste anglais Michael Nyman (Oscar de la meilleure musique du film La leçon de piano de Jane Campion, Palme d'Or à Cannes en 1993) à l'occasion de l'expo 92 de Séville, ainsi que ses époustouflants duos avec le judéo-marocain et rabbin de Los Engeles Haïm Look sont des indéniables témoignages de l'universalité et de la modernité de son œuvre, de son legs. Vingt huit ans après «Bent bladi», d'autres expériences ont suivi son cheminement. Je pense à celle de l'orchestre Chekara, dirigé par le neveu Jalal au Canada. A Los ninos de Sarah, des gitans de Montepelier ayant joué sur les scènes du monde entier avec Chico et les Gypsies, Manitas de Plata et autre Paco de Lucia. Au groupe Radio Tarifa. Aux Chants de traverses avec Françoise Atlan et Zoubida Idrissi. Et tout récemment au projet Arabesques, initié par le musicologue Nabyl Akbib et la soprano, universitaire et directrice de la maison de la culture de Tétouan Samira Kadiri. En visionnaire, le maître avait balisé le terrain et ouvert la voie. * Titre emprunté à la chanson d'Enrico Macias « les filles de mon pays », 1965 . « Ah quelles sont jolies les filles de mon pays . Lai,lai,lai… »