Mahi Binebine fut dernièrement l'invité du public jdidi pour parler de ses livres en général et du dernier en date, « Le Seigneur vous le rendra », en particulier. Un livre qui, de prime abord, peut laisser à penser que l'auteur ait voulu jouer sur la corde d'un pathétisme facile et mélodramatique et aiguiser la curiosité des lecteurs potentiels afin de les inciter à chercher, de plus près, le véritable message de cette histoire. Des hypothèses et des ‘‘suspicions'' qui cadrent mal, évidemment, avec le profil de l'auteur et qui, d'ailleurs, n'ont pas tardé à fondre comme neige au soleil, à mesure qu'on progressait dans notre lecture et qu' on se rendait compte que la mendicité dans « Le Seigneur vous le rendra » n'est finalement qu'un prétexte et un tremplin grâce auquel l'auteur pouvait suggérer d'autres idées plus profondes et plus pertinentes. Si l'on se contente d'une lecture au premier degré, ce livre ne serait autre que l'histoire d'un bébé empêché de grandir, un enfant privé d'éducation, de liberté et qui ne pourra devenir un individu capable de réfléchir et de se développer, d'agir en être libre. Surnommé « P'tit pain », il va traverser des années noires où, dans sa position passive de mendiant, il peut observer les agissements des adultes. Tout est dit ici dans la litote, mettant en relief les beautés d'âmes apparemment détruites, les corps saccagés, les visages noyés dans l'alcool et la maladie. L'enfant grandit néanmoins comme par miracle et se défait de ses liens que l'on pourrait nommer ignorance, peur, sujétion. Libéré, il devient autonome et conscient. Or, ce« bébé », à qui « la maman » bandait quotidiennement les jambes, pour l'empêcher de grandir très vite et continuer de la sorte à se servir de son frêle corps pour mendier, grandissait quand même, grâce au miracle de la vie. Mieux, il profitait de cette position passive pour observer et étudier son environnement immédiat à son aise. Il passait ses journées à écouter dire et à regarder faire, sans éveiller les moindres soupçons et sans piper mot. Et pour cause, sa maman qui lui collait à longueur de journées une tétine dans la bouche, avait peur qu'il ne prononce des mots ou des phrases cohérentes, capables d'alerter les âmes charitables sur le véritable « âge » du bébé. L'auteur détenait donc en ce « bébé » une sorte d'« œil de bœuf », à travers lequel il nous fait découvrir l'injustice sociale, la corruption, la violence, la « hogra », la misère, l'hypocrisie, les laissés pour compte, les opprimés, les exploités... En plus, « Le Seigneur vous le rendra »est un livre dont l'histoire se passe en parallèle avec le « printemps arabe ». L'enfant qu'on cherchait à garder mineur, à empêcher d'atteindre la maturité, à priver d'éducation et à « museler » par une tétine, ressemble comme deux gouttes d'eau à ce peuple arabe, longtemps maintenu dans l'analphabétisme, l'ignorance, l'immaturité, la souffrance... mais qui a fini par se révolter et par se défaire de ses liens. Dans « Le rouge et le noir », Stendhal se sert de l'histoire d'amour entre Julien Sorel et Mme de Rénal pour nous introduire dans l'univers fermé de la classe bourgeoise et aristocrate. Le lecteur est informé sur leurs us et coutumes à mesure que le jeune homme progresse dans son ascension sociale et à en multiplier les expériences et les découvertes. Dans « Les égarements du cœur et de l'esprit », Crébillon use du même stratagème : la beauté et la séduction d'un chérubin qui profite de son atout majeur pour multiplier les aventures. Mais l'auteur ne veut nullement parler que de séduction dans son livre. Car au-delà de la vie de ce don juan, il y a la réalisation d'une ascension sociale. Et à travers sa description de cet univers, le lecteur découvre les séparations des classes, leurs codes...La guerre qui ravage le pays en arrière-plan et la réaction de chaque classe devant cette catastrophe. Sans parler de celle des femmes devant la rareté des hommes partis au front. Sans cette lecture au second degré, on risque de passer outre toutes ces descriptions historiques, sociales, économiques, religieuses, philosophiques, anthropologiques et esthétiques que l'auteur cherche à nous communiquer à travers ses héros et ses « fictions ». Dans ce roman, noir s'il en est, mais imprégné d'une folle espérance, d'une foi exacerbée dans les capacités de rémission de l'homme, Mahi Binebine utilise le ton du conte picaresque et philosophique pour réduire la part tragique, toujours présente dans ces pages déchargées de la noirceur absolue par la permanence de l'humour, du sourire derrière les larmes retenues Un style fin, qui suggère plus qu'il n'en dit. Son discours est sincère. « La relative facilité de mon style est délibérée, nous précisa l'auteur. Ce n'est pas un enjeu en soi. Je vise l'association du lecteur dans l'œuvre. A travers ce style et cette association, je cherche aussi à choquer le lecteur, sans toutefois le dégouter ». Né en 1959, à Marrakech, Mahi Binebine est peintre, sculpteur et écrivain. Il s'installe à Paris en 1980 pour y poursuivre des études de mathématiques qu'il enseigne pendant huit ans. Puis il se consacre à l'écriture et à la peinture. Il écrit plusieurs romans, traduits en une dizaine de langues. Il habite à New York de 1994 à 1999. Ses peintures font partie de la collection permanente du musée Solomon R. Guggenheim de New York. Il revient à Marrakech en 2002. Peintre et écrivain, Mahi Binebine partage son temps depuis une vingtaine d'années entre la France, le Maroc et les États-Unis. Son premier roman, « Le Sommeil de l'esclave » (Stock, 1992) a obtenu le prix Méditerranée. Ses trois derniers ouvrages, « Cannibales » (1999), « Pollens » (2001, prix de l'Amitié franco-arabe) et « Terre d'ombre brûlée » (2004) sont parus chez Fayard et ont été traduits en plusieurs langues. En 2010, il reçoit le prix du Roman arabe pour « Les Étoiles de Sidi Moumen ». Il est lauréat, dans le secteur de la culture, du Trophée de la Diplomatie publique, remis à Rabat en novembre 2011, pour sa contribution au rayonnement du Maroc à l'étranger.