«Une journée pour parler de la femme, c'est bien peu. C'est pendant toute l'année qu'elle assume ses responsabilités dans la société» fait remarquer une jeune militante associative, prête à dénoncer et énumérer pêle-mêle les discriminations dont fait toujours l'objet la junte féminine et les revendications pour une véritable émancipation. Pourtant, il faut bien, à un moment ou à un autre de l'année, marquer une pause pour faire un constat sur l'évolution de la situation des femmes, le bilan des acquis et les démarches à adopter pour faire avancer les choses. C'est également le moment de célébrer les femmes et les hommes qui ont le plus agi en faveur de la cause féminine au cours des douze mois écoulés et commémorer la mémoire des pionnières du mouvement féministe. Enfin, la feuille de route des actions militantes pour la promotion de l'égalité de genre est tracée pour les prochains 365 jours. Il ne viendrait à personne l'idée de dénoncer le fait que la Terre n'est fêtée par la communauté internationale qu'un seul jour de l'année alors que l'humanité y vit tout le long. Mais il est de bonne augure que les Marocaines réclament plus d'attention accordée à leurs problèmes, signe évident d'une prise de conscience maintenant bien ancrée dans la conscience collective féminine. Il se dégage également de banales discussions avec des femmes de toutes les catégories socioprofessionnelles, militantes engagées ou simples citoyennes, un réel ras le bol des discours élogieux qui ont bien peu d'impacts sur la réalité quotidienne. Les Marocaines veulent du concret, ainsi qu'elles perçoivent le code de la famille, qui a eu un effet certain sur les mentalités. Seulement, ces attentes sont assez différenciées, allant de l'expression des ambitions sociopolitiques des femmes instruites et appartenant aux classes sociales aisées, aux revendications socioéconomiques les plus basiques des femmes issues des couches les moins favorisées de la population. «L'autonomisation des femmes rurales et leur rôle dans l'éradication de la pauvreté et de la faim, le développement et les défis actuels». C'est le thème choisi cette année par la communauté internationale pour célébrer la journée de la femme. «Investissons dans les femmes rurales, éliminons les discriminations dont elles sont victimes en droit et en pratique, veillons à ce que les politiques répondent à leurs besoins, garantissons leur le même accès aux ressources qu'aux hommes et accordons-leur un rôle à jouer dans la prise de décisions» a déclaré le secrétaire général des Nations Unies, M. Ban Ki-moon, lors de son allocution prononcée à l'occasion de la Journée internationale de la femme, mercredi, à New York. Et d'ajouter: «j'engage vivement les gouvernements, la société civile et le secteur privé à œuvrer en faveur de l'égalité des sexes et de l'autonomisation des femmes qui sont un droit fondamental mais aussi un atout pour tous». Des propos étayés, chiffres à l'appui. Si on devait accorder aux femmes rurales le «même accès aux ressources productives que les hommes», elles pourraient augmenter les récoltes de 20 à 30%, «permettant de sortir de la famine 100 à 150 millions de personnes», d'après la FAO. Inégalité salariale Au Maroc, c'est le Haut Commissariat au Plan qui nous apprend, en cette occasion, que les femmes rurales actives travaillent à 94% dans l'agriculture, où elles représentent 41,6% de la main d'œuvre employée, qu'elles sont deux fois plus nombreuses à travailler que les citadines, avec un taux d'activité de 36,6% contre 18%, mais comptent également deux fois plus d'analphabètes, 60% contre 29,8%. Les femmes rurales sont également 37% moins dépensières que leurs sœurs urbanisées. A l'échelle de tout le Maroc, milieux rural et urbain confondus, le taux de chômage des Marocaines demeure élevé, elles sont concentrées dans un nombre restreint de secteurs d'activités (agriculture, textile, artisanat, services, …) où elles exercent des tâches peu valorisantes. A formation supérieure égale, elles ont moins de chances de trouver un emploi que les hommes et accèdent plus difficilement à des postes de responsabilités. Les Marocaines qui créent leur propre activité constituent à peine un dixième de la population féminine active, alors que c'est le cas pour près d'un tiers des hommes, et seulement 14% des entreprises nationales sont dirigées par des femmes. En matière de disparité salariale, les femmes cadres marocaines sont payées 15% de moins que leurs collègues masculins, selon une étude publiée mardi dernier sur les écarts de rémunération entre hommes et femmes dirigeants à travers le monde, réalisée par le «Cabinet Mercer», une entreprise spécialisée en ressources humaines. Les cadres marocaines doivent toutefois s'estimer heureuses, car non seulement cet écart a régressé au cours des dernières années, il était de 17%, en 2007, et de 56%, il y a une dizaine d'années seulement, mais leurs collègues européennes sont encore plus pénalisées par des écarts de salaires encore plus importants par rapport à leurs collègues de sexe masculin ; 22% ! En Turquie, c'est presque l'égalité, avec un écart de pas plus de 1%, alors qu'au Qatar, l'injustice est encore plus flagrante, 38% ! Emanciper le genre humain En Arabie Saoudite, les femmes dirigeantes d'entreprises sont si rares que ce pays n'est même pas classé. Il ne faudrait pas oublier de féliciter les Saoudiennes en 2015, quand elles auront exercées, pour la première fois de l'histoire de ce pays, le droit de vote qui venait à peine de leur être reconnu… Cette injustice salariale, les femmes en sont-elles toutefois les seules à en souffrir ? Au Brésil, par exemple, un homme de couleur sera moins bien payé qu'une femme blanche pour effectuer des tâches similaires. Au Maroc, une femme issue de l'élite sociale aura plus de facilités à trouver un emploi et sera mieux rémunérée que son collègue originaire d'un milieu populaire. Le rapport d'exploitation n'est pas seulement de genre, mais peut être également fondé sur le ségrégationnisme racial ou de classe. S'il est un point à relever avec grande satisfaction, c'est l'accent mis de plus en plus souvent sur le rôle de la femme dans la production des richesses, alimentaires ou autres, et du potentiel de progrès socioéconomique dont elle est porteuse, pourvu que les entraves à l'épanouissement de ses capacités productives soient levées. Moins de «victimisation» et plus de foi en l'apport de la femme à la société est plus susceptible d'attirer l'intérêt des hommes, pour les convaincre et les mobiliser fructueusement, et vaut mieux que de susciter leur compassion. Car, à force de vouloir trop «communiquer» au sujet des droits de la femme et des luttes d'émancipation féministes, c'est d'abord la lassitude, puis la banalisation démobilisatrice que l'on risque finalement de récolter. Surtout en période de crise économique. Les discours «politiquement correctes» non seulement ne trouvent plus des oreilles attentives, mais deviennent exaspérants pour des hommes peu ou pas instruits, c'est-à-dire une majorité, tout aussi prisonniers des normes sociales traditionnelles et durement confrontés aux difficultés socioéconomiques. «Pour libérer la femme, il faudrait libérer aussi l'homme et c'est tout le genre humain que l'on aurait libéré en définitive», écrit pertinemment une simple internaute, en commentaire d'un article signé par une intellectuelle féministe beaucoup moins percutant, même si rédigé dans un style plus recherché et jalonné de références érudites. «Quel est pour les hommes l'idéal maximal de progrès ? C'est le développement, de plus en plus complet, de leurs aptitudes et la reconnaissance, chaque fois plus compréhensive de leurs besoins. Alors, logiquement, pour les femmes, l'idéal est le même» écrit Almudena Delgado Larios, de l'Université Stendhal-Grenoble, à propos de la conception féministe de Margarita Nelken, une femme politique de gauche espagnole de la première moitié du siècle dernier. L'éthique de la sollicitude La tendance du mouvement féministe dite «universaliste» a, pendant longtemps, conçu l'égalité entre hommes et femmes dans le cadre de l'égalité entre tous les êtres humains. Avant de se faire occulter par l'approche dite «différentialiste», qui met plutôt l'accent sur le fait que la femme est égale de l'homme, mais ne lui est pas identique. «La libération des femmes n'est pas seulement le dépassement d'une injustice, c'est aussi la manifestation d'un autre rapport au monde, d'une autre organisation des rapports humains», écrit Nelly Las, historienne israélienne. Le mouvement féministe a effectivement beaucoup apporté à la pensée humaine en bouleversant la grille de lecture traditionnelle des rapports de genre et en chassant pas mal de préjugés profondément ancrés, même dans les esprits les plus éclairés. En réponse critique à la théorie de l'échelle du développement moral du psychologue américain Lawrence Kohlberg, son ancienne assistante Carol Gilligan a publié un ouvrage intitulé «Une voix différente», qui promouvait l'éthique du «Care», que l'on peut traduire approximativement par sollicitude, attention et soin portés aux autres. Le «care» est «une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre «monde», de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie», explique Joan Tronto, professeur de théorie politique à l'Université de New York, dans son ouvrage, «Un monde vulnérable». «Que signifierait, dans la société contemporaine, prendre au sérieux, comme faisant partie de notre définition d'une société bonne, les valeurs de «care» - prévenance, responsabilité, attention éducative, compassion, attention aux besoins des autres - traditionnellement associées aux femmes et traditionnellement exclues de toute considération politique ?», s'interroge t-elle. Une autre manière de concevoir le monde Cette approche a permis de mettre en lumière la dévalorisation des activités sociales tournées vers le soin et de faire de la sollicitude une question de morale publique, donc politique, de la même importance que la justice. Nous ne sommes plus dans le féminisme soi disant radical qui n'est arrivé qu'à faire reproduire par les dominées, les femmes, le discours des dominants, les hommes, sur elles mêmes, en adoptant les normes socioculturelles élaborées par la junte masculine, comme l'a bien étayé le sociologue français Pierre Bourdieu, dans son célèbre ouvrage «La domination masculine». Le féminisme est maintenant bien plus qu'une lutte pour l'émancipation de la femme, c'est une autre façon de voir le monde qui a obtenu reconnaissance de son caractère scientifique en donnant lieu à des chaires universitaires. Une approche académique qui viendrait éclairer, soutenir et alimenter en idées un militantisme féministe dit «populaire» parce qu'entièrement tourné vers le traitement des problèmes quotidiens des femmes vivant dans de pénibles conditions. Les deux approches ne sont pas opposées par essence, mais au contraire complémentaires, collaborant pour faire du féminisme pluriel un enrichissement pour l'espèce humaine. Mesdames, les hommes ont besoin de vous pour voir autrement le monde et concevoir différemment le rapport avec l'Autre, pour l'émancipation de l'être humain et le progrès de la société humaine vers un stade supérieur de son évolution.