Dans son discours du 3 janvier 2010, le Roi Mohammed VI avait lancé le débat sur la régionalisation avancée dont l'un des corollaires semble être une révision de quelques dispositions de la Constitution de 1996. Mais le discours du 9 mars 2011 se présente avec une toute autre ambition ; sans doute est-il question d'introduire dans la Constitution les grands principes de base de la nouvelle région marocaine ; seulement le projet royal va beaucoup plus loin. Un de mes amis marocains me disait au téléphone que, pour lui, il s'agissait d'une véritable révolution. Le mot est sans doute un peu fort ; mais pour qui suit, comme je le fais, la vie politique marocaine depuis plusieurs décennies, le lancement par Sa Majesté de la révision constitutionnelle revêt en lui-même, et indépendamment de la conjoncture politique actuelle au Maroc et dans le monde arabe, une importance considérable. Il répond, en effet, à une analyse pertinente des travers, défauts et dysfonctionnements des institutions régionales et nationales, révélés par la pratique institutionnelle depuis 1997. De ces travers, la presse rend compte quotidiennement ; les travaux universitaires publiés depuis dix ans sont également très éclairants à cet égard. Et si ce ne sont évidemment pas les manifestations de ces dernières semaines qui en ont révélé l'existence, elles ont, il est vrai, démontré que leur dénonciation n'était pas seulement le fait des journalistes ou des observateurs académiques, mais qu'elle reflétait aussi l'opinion de la collectivité dans son ensemble, et spécialement de sa jeunesse. C'est pourquoi ce discours vient à son heure et démontre que le Roi du Maroc n'ignore rien d'une situation à laquelle il entend remédier, comme il l'a fait sur d'autres chantiers depuis dix ans, en agissant désormais, de manière particulièrement solennelle, au niveau constitutionnel, mais en soulignant aussi avec force, que cette réforme doit avoir des conséquences sur la manière de vivre en citoyen de tous les membres de la nation. On peut analyser le discours royal du 9 mars 2011 sous deux angles: la méthode utilisée par le Souverain pour l'élaboration de la révision constitutionnelle et le contenu de celle-ci. S'agissant de la méthode, on relèvera tout d'abord que le Roi Mohammed VI a procédé différemment des révisions réalisées par Feu Hassan II en 1992 et, dans une certaine mesure, également en 1996, en confiant le soin de préparer le projet de révision à une commission technique, similaire à celle s'étant penchée sur le projet de régionalisation avancée. Cette commission technique, composée de personnalités compétentes et présidée par le professeur Abdellatif Menouni, spécialiste reconnu de droit constitutionnel et d'institutions politiques, devra préparer un projet de révision d'ici le mois de juin 2011. La commission a toute latitude pour procéder à une large consultation et pour entendre tous ceux qui peuvent apporter un avis utile pour éclairer le débat, en l'occurrence les partis politiques, les organisations syndicales, les organisations de jeunes, les acteurs associatifs, culturels et scientifiques et, sans aucun doute, les organisations féminines militant pour que les femmes soient appelées à prendre toute leur place dans les futures institutions. Le Souverain a naturellement tracé les grandes orientations de la réforme ; mais il a pris soin de préciser que ces orientations, qui constituaient un socle référentiel, n'étaient aucunement un cadre rigide. Dès lors, la commission de révision peut faire preuve d'initiative et de créativité dans l'élaboration du projet qui sera soumis à l'appréciation du Roi avant de prendre le chemin de son approbation par voie référendaire. Quant au contenu, il convient de l'appréhender suivant deux niveaux, régional et national. Mais dans les deux cas, il ressort du discours et des propositions de Sa Majesté, que Celui-ci n'ignore rien des conditions dans lesquelles l'expérience régionale s'est développée depuis 1997, pas plus que ne lui est inconnue la réalité des critiques adressées à la pratique des institutions politiques nationales issues de la Constitution de 1996. En ce qui concerne la région, Sa Majesté le Roi a proposé des modifications significatives à la Charte régionale, tout en restant dans le cadre intangible de l'unité de l'Etat, de la Nation et du territoire, mais en réitérant la nécessité de l'équilibre et de la solidarité entre les régions et l'Etat. L'accroissement de la légitimité des institutions régionales devrait résulter de l'élection, au suffrage universel, du Conseil régional et du transfert, au président de cette assemblée, de l'ensemble du pouvoir exécutif jusqu'alors principalement détenu par les walis et gouverneurs. Naturellement, d'autres mesures impliquées par la réforme devront faire l'objet de textes d'application législatifs et réglementaires, concernant leurs compétences, leurs ressources et les contrôles de légalité qui devront nécessairement être instaurés. Mais il y en a une qui aura de considérables répercussions politiques, à savoir la détermination du nombre et des dimensions des futures régions. En outre, la consécration constitutionnelle de la nouvelle région doit se traduire par une réforme de la deuxième Chambre du Parlement, la Chambre des Conseillers, qui devrait, à l'avenir, devenir l'institution parlementaire de représentation territoriale des régions ; et cela nous place tout naturellement au niveau des institutions politiques nationales. Les institutions politiques nationales constituent la partie la plus importante de la révision constitutionnelle. Cet aspect de la réforme était le plus attendu et peut être aussi le plus inattendu. Pour guider les travaux de la commission de réforme, le Souverain rappelle ce que sont les constantes sacrées du Royaume, objet de l'unanimité nationale, à savoir: l'Islam, religion de l'Etat, la commanderie des croyants, le régime monarchique, l'unité nationale, l'intégrité territoriale et la volonté démocratique. Lesquelles constantes sous-tendent les institutions nationales et sont au fondement de l'action royale. En liaison avec la révision constitutionnelle, elles permettront l'élaboration d'«un compromis historique ayant la force d'un nouveau pacte entre le Trône et le peuple» dont on peut énumérer les éléments essentiels. D'abord, le respect de la pluralité de l'identité nationale intégrant notamment sa composante amazighe, qui fait partie du patrimoine commun de tous les marocains. En cela, Sa Majesté poursuit l'action entreprise par son discours de Khénifra et la création de l'Institut Royal de la Culture Amazighe. Ensuite, dans le prolongement de l'action royale en faveur de la réconciliation historique, Sa Majesté se prononce pour le développement des libertés et des droits de l'Homme dans toutes leurs dimensions, politique, économique, sociale, culturelle et environnementale et, à ce titre, il suggère la constitutionnalisation des recommandations de l'Instance Equité et Réconciliation. Enfin, l'indépendance de la justice doit être assurée de façon à faire respecter la Constitution, la suprématie de la loi et l'égalité de tous les citoyens devant elle. La nouvelle Constitution doit mieux intégrer, que cela n'avait été le cas auparavant, la séparation et l'équilibre des pouvoirs, de façon à favoriser à la fois la démocratisation, la modernisation et la rationalisation du fonctionnement des institutions. Ceci touche en premier lieu le Parlement mais aussi l'exécutif. Le Parlement demeure bicaméral, mais on a déjà entrevu à propos de la régionalisation que la deuxième Chambre sera entièrement reconstruite sur de nouvelles bases. En effet, en 1996, la deuxième Chambre avait été conçue en fonction de l'alternance qui se profilait à l'horizon politique, comme un moyen de faire pièce à une éventuelle dérive d'une nouvelle majorité issue des élections législatives de 1997. Dotée de pouvoirs très voisins de ceux de la Chambre des Représentants, elle faisait en quelque sorte double emploi avec cette dernière et le fonctionnement de l'ensemble du Parlement s'en trouvait perturbé. Désormais, la Chambre des Conseillers sera exclusivement destinée à représenter les nouvelles régions ainsi que les organisations syndicales et professionnelles trouvant dans le Conseil économique et social la possibilité de faire entendre leurs voix. La revalorisation du Parlement devra d'ailleurs passer par l'extension du domaine de la loi et par le renforcement des moyens lui permettant d'assurer ses fonctions de législation et de contrôle. Mais ce qui est significatif du changement de perspective par rapport à 1996, c'est bien l'affirmation de la prééminence de la Chambre des Représentants dont l'élection devrait orienter la nomination du Premier ministre, issu des rangs du parti arrivé en tête de ladite élection qui devrait traduire, comme souligné par le discours royal, la volonté populaire. Ce qui condamne naturellement toute pratique, quelle qu'en soit l'origine, qui viendrait perturber l'expression de cette volonté. Et l'on arrive aux dispositions qui concernent le pouvoir exécutif. L'autorité du Premier ministre, renforcée par les conditions de sa nomination, l'est aussi par l'affirmation qu'il est «chef d'un pouvoir exécutif effectif et pleinement responsable du gouvernement, de l'administration publique, et de la conduite et la mise en œuvre du programme gouvernemental» en s'appuyant sur la majorité dégagée par l'élection de la première Chambre. Est-ce que son rôle sera également accru dans la composition du gouvernement ? Au point où nous en sommes, il n'est pas possible de dire si les ministères de souveraineté échapperont à la nomination discrétionnaire du Roi. Quoi qu'il en soit, l'invitation royale à la commission de faire preuve d'inventivité et de créativité lui permettra, si elle le juge opportun, de faire des suggestions en ce sens. Enfin, il est intéressant de souligner que le Conseil de gouvernement, qui se réunit sous la présidence du Premier ministre, devrait voir son existence, comme ses compétences, de pur fait jusqu'alors, recevoir une consécration constitutionnelle. Evidemment, l'autorité du chef du gouvernement sera largement sous la dépendance de la solidité de cette majorité issue des urnes et surtout du niveau d'abstention que l'on aura constaté lors du scrutin législatif. Incontestablement, le dernier aspect du discours, afférent à la moralisation de la vie publique, laisse le mieux entrevoir l'ampleur du défi qu'il conviendra au Maroc, c'est à dire à tous les marocains, de relever. L'on pense bien sûr à la lutte contre la corruption et à la constitutionnalisation des instances qui ont en charge la bonne gouvernance et la protection des droits de l'Homme et des libertés. Mais c'est aussi «la consolidation du rôle des partis politiques dans le cadre d'un pluralisme effectif, et l'affermissement du statut de l'opposition parlementaire et du rôle de la société civile». En une phrase, le Souverain met l'accent sur ce qu'il y a de plus difficile à réaliser: faire évoluer les mentalités et les comportements. Quand on constate l'atonie des débats politiques, que ce soit entre les partis ou en leur sein, et l'énergie que dépensent leurs leaders pour conquérir ou conserver le contrôle de la structure partisane beaucoup plus que pour la dynamisation de son action, on peut comprendre le désintérêt de l'opinion pour l'action et la classe politiques. Et c'est cela qui doit changer. Il est certain qu'à elle seule, la modification de la règle constitutionnelle ne permettra pas de résoudre toutes les difficultés que rencontre la société marocaine. Néanmoins, ce changement revêt une signification considérable en ce sens que, désormais, du plus haut sommet de l'Etat jusqu'à la base de la société marocaine, nul ne peut ignorer que la réussite du changement est sous la dépendance de l'action, éclairée par une rigoureuse conscience citoyenne, de chacun et de tous. * Le Centre d'Etudes Internationales (CEI) est un groupe de réflexion et d'analyse basé à Rabat. Acteur actif du débat sur l'intégration maghrébine, le CEI s'intéresse également aux nouvelles problématiques liées à la sécurité internationale, notamment l'immigration, le terrorisme et la fragmentation étatique. En l'an 2010, le CEI a publié, auprès des éditions Karthala, un ouvrage collectif intitulé : « Une décennie de réformes au Maroc (1999-2009) ». En janvier 2011, le CEI rendra public, auprès du même éditeur, son second ouvrage titré, « Maroc-Algérie : Analyses croisées d'un voisinage hostile ». _________________________ Professeur honoraire à la Faculté de droit de Grenoble, Conseiller au Centre d'Etudes Internationales* de Rabat