Casablanca est appelée à connaître une renaissance pour la sauvegarde de son patrimoine, quoique avec beaucoup de retard. La visite de SM le Roi Mohammed VI à la médina a été un signe fort pour un programme de restauration et de réhabilitation de la ville avec un budget alloué de 30 milliards et une échéance fixe et claire pour la réalisation: 2013, pas avant, pas après. Il y a longtemps qu'on parlait, cycliquement, de la réhabilitation de la médina de Casablanca construite, selon Jena-Luc Pierre, professeur d'histoire, sur les décombres de l'ancienne Anfa détruite par les Portugais en 1646. Mais c'était resté un vœu pieux. Beaucoup d'eau a coulé sous les ponts et les bâtisses laissées sans maintenance n'ont cessé de prendre des coups de vieux. La pression de l'exode a fait le reste dans un cadre de vie de plus en plus dégradé. L'état d'abandon est aussi curieusement le lot d'une partie du centre de la ville autour du boulevard Mohammed V, fief des fleurons de l'architecture Art Déco qui fait de Casablanca une ville d'une richesse architecturale sans pareille. Là aussi, l'espoir d'un tournant est formulé avec la futur installation du tramway. Et peut-être, à l'horizon, une solution pour le triste sort de l'hôtel Lincoln et des bâtisses Bessoneau, situées à proximité, vidées des locataires (exemple de la bâtisse qui abritait le restaurant L'Etoile de Marrakech). Des édifices pourtant inscrits monuments historiques mais laissés jusqu'à présent à l'abandon avec le risque de connaître le même sort d'effritement que le Lincoln. Le passage piétonnier souterrain de la place des Nations Unies est aussi laissé à l'abandon après des travaux de réfection qui avaient coûté des dizaines de millions, de l'argent public jeté par les fenêtres pour un passage fermé aux piétons pendant des années. Médina en marge Dans la médina, pendant les décennies passées, des travaux (carrelage, éclairage public etc.) avaient été effectués sporadiquement au gré des campagnes électorale, sans vision globale: du replâtrage à chaque fois avalisé par les autorités locales. Plus récemment, via le développement économique et «l'ouverture de la ville vers la mer», les choses commencent à bouger. En contrepartie de la Marina, des fonds de la CGI (11 milliards) avaient été débloqués pour bénéficier à la mise à niveau de la médina, mais l'on ignore le sort réservé à cet argent puisque rien n'a été effectué pour la vieille ville dégradée. Bien avant, dix milliards avaient été débloqués toujours pour la mise à niveau de la médina en 2006, mais celle-ci n'en a pas bénéficié. La Commune de Casablanca a poursuivi une gestion qui marginalise la médina systématiquement. Comme si on mettait un bâton dans les roues d'un développement économique en retardant à qui mieux mieux le processus de mise à niveau qui va requalifier cette partie de la ville par la Marina, la nouvelle grande gare de Casa-Port etc. Rien donc d'étonnant si, finalement, la commune urbaine, le maire à sa tête, ne furent pas de la partie dans la convention signée devant SM le Roi. La convention, en effet, ne concerne comme signataires que les ministères de l'Intérieur et des Finances d'une part et l'Agence urbaine, la préfecture de Casa-Anfa et l'Association Casablanca Carrières Centrales de l'autre. En 2013, les travaux de mise à niveau d'une partie prioritaire de la médina devraient être achevés, mise à niveau à tout point de vue : infrastructures (assainissement, voirie, éclairage public), équipements de santé, structures d'accueil culturelles, restauration de maisons vétustes, monuments et bâtisses menaçant ruine etc. Il s'agit de la «séquence 1 prioritaire», soit la zone qui va du boulevard Hansali à Bab Jdid, en alignement avec le boulevard des Almohades en passant par rue Commandant Provost, Bousmara, place Centrale, derb Gnaoua, les écoles primaires publiques Omar Ibn Abdelaziz, Ibn Roumi, Fihria, mosquée Ouled Hamra, Sqala, Sidi Allal Karouani, Arsat Zerktouni, Sidi Fateh, Tnaker etc. Il s'agit, selon le projet, de «restituer son âme à la ville» en créant un circuit culturel qui mette la ville ancienne en connexion avec la Mosquée Hassan II dans un circuit touristique linéaire de 3,7 kms environ, passant par des commerces (289 points de vente), 31 ateliers et bazars, 49 monuments répertoriés, 3 mosquées, une ancienne église (Buena Ventura), 3 ex-consulats etc. Quand on parle de réhabilitation et de sauvegarde de la médina, on peut se demander pour qui ? Pour les habitants ? Pour le site en tant que réceptacle de mémoire de la ville? Pour les visiteurs, les touristes ? Sans aucun doute pour l'ensemble. Et surtout, en premier lieu, cela doit profiter aux habitants du lieu en priorité. Parmi ceux-ci, il existe des personnes qui se disent désabusées. On croit que c'est simplement parce que la médina est devenue gênante du fait de sa proximité avec le développement économique sur le littoral en jonction avec le port, qu'on se souvient qu'elle existe, car elle devient une fausse note bien dérangeante dans le décor. D'autres pensent que la médina réveille l'avidité des spéculateurs dont certains auraient déjà mis main basse sur les meilleures propriétés bien situées, sachant à l'avance ce qui allait se passer comme actions de revalorisation du site historique. Délit d'initié ? En tout cas, Casablanca ne saurait dévier de l'un des traits marquants de son histoire qui est la spéculation foncière et immobilière. Taudification La mise en branle de ce programme de réhabilitation a été précédée par la réalisation d'un projet de vision globale de restauration de la médina. Cette vision a été élaborée à partir d'ateliers de réflexions sous la houlette d'un comité de pilotage où se trouvent représentés autorités locales (gouverneur de Casa-Anfa), élus (président de l'arrondissement de Sidi Belyout), délégations de commerce et du tourisme et associations de la société civile. Il ressort du premier état des lieux réalisé à l'issue des divers ateliers et dont le résultat est détaillé dans un rapport daté du début juin 2010, que les maisons de la médina sont majoritairement taudifiées, ce qu'on savait déjà à satiété. Jusqu'à 3 mille habitants à l'hectare (surtout à l'Est et au centre). Des habitations généralement insalubres où s'entassent de nombreuses familles sous équipées, sans eau potable ou avec un réseau d'assainissement complètement effondré. Plus de 62% des ménages, soit la plupart, habitent dans des maisons ordinaires comme celles qu'on trouve dans d'autres quartiers populaires de la ville et seulement 22% vivent dans des maisons traditionnelles, c'est-à-dire conçues comme des riads à l'exemple de la maison de Benjelloun ou la maison de Doublali, souvent en dimension plus petite. La majeure partie des habitants, plus des deux tiers, sont des locataires, soit exactement 78%. Les propriétaires sont partis en louant les chambres de la maison, à moins qu'ils n'aient disparus en laissant des tiers. Les propriétaires, souvent, ne possèdent que les murs sur des terrains appartenant à d'autres. Un grand nombre de maisons supportent un trop grand nombre d'habitants: plusieurs familles par appartement, chacun occupant une chambre sans compter les logements où se bousculent les locataires célibataires parqués jusqu'à 6 par chambre, voire plus. Les agents chargés du dernier recensement avaient fait des constats effarants où l'on a pu constater par exemple dans certains logements des groupes de travailleurs (gardiens de voitures, portiers d'immeubles…) qui se relaient sur les lits, ceux de nuit et ceux de jour, cas constatés à derb Guerwawi notamment. La vétusté des logements est l'aspect le plus visible à l'œil nu avec 79% de logements ayant plus de 50 ans. Compte tenu du manque de maintenance, l'état de délabrement est très avancé. D'où le nombre élevé des maisons menaçant ruine: 61 maisons menacent ruine selon les arrêtés de démolition, mais le nombre doit être encore plus élevé. Une enquête exhaustive devrait être lancée pour connaître le nombre exact. En attendant, ceux qui vivent entre ces murs fissurés branlants, en perpétuel péril, ne peuvent pas les quitter, n'ayant pas d'autre alternative. Une catastrophe pourrait arriver d'un moment à l'autre surtout en période de pluies. Les bidonvilles dans la médina ne sont pas en reste. On dénombre 9 noyaux regroupant au total 121 ménages. 89% des noyaux ne dépassent pas les 16 ménages. Parmi ces bidonvilles, certains abritent des familles qui avaient quitté des masures menaçant ruine. On note aussi des faiblesses criantes au niveau des infrastructures de santé et des infrastructures socio-culturelles. Il ressort du même diagnostic que la médina, au niveau touristique, a des forces avérées mais souffre aussi de grandes faiblesses. Au niveau forces, la médina recèle un riche patrimoine historique et architectural avec une muraille, quoique effritée en plusieurs endroits et non restaurée, 7 borjs, 7 sanctuaires, 5 marabouts, 4 zaouiä (Harrakia, Derkaouia, Kettania, Nasiria), des foudouks, des unités hôtelières non classées, 3 espaces verts, 2 grandes places, 5 principales placettes, 11 fontaines. Pour les faiblesses on reconnaît d'abord l'indigence de l'offre touristique avec des unités non classées, des hôtels de médiocre qualité dont les tarifs varient entre 40 Dh et 60 Dh la nuitée. Un seul hôtel semble sortir du lot: Hôtel Central, Place Ahmed El Bidaoui, juste en face de Bab el Marsa. Le rapport parle aussi du «manque de lieu de restauration de qualité, de dégradation de l'espace public, d'insécurité avec harcèlement des touristes, mendicité, faux guides, trafic de drogue… » Pour le secteur du commerce, on recense 3025 établissements entre le vestimentaire, le commerce des fruits-légumes et des épices, les épiceries d'alimentation générale, les bureaux de tabac. On déplore une régression de l'activité commerciale, l'anarchie du commerce informel, le manque d'hygiène dans le réseau des unités de restauration. S'agissant de l'artisanat, le rapport note les points forts résidant dans le nombre importants d'artisans: 1385 artisans dans les ruelles de la médina employant entre 2 à 5 personnes dans les divers métiers (confection de cuir, couture, bijouterie). La faiblesse se constate dans les conditions de travail très dures au sein de ces nombreux ateliers aménagés dans des espaces très étroits avec absence de conditions de sécurité, d'hygiène et d'aération, surtout qu'on y emploie des substances dangereuses comme la colle et les solvants. De plus, les ruelles très étroites empêchent ces activités de bénéficier des facilités logistiques et des conditions aisées d'accès pour les visiteurs clients. Globalement, pour la population de la médina, au niveau social elle souffre de manque d'infrastructures de base avec délabrement des structures existantes entraînant prolifération de fléaux sociaux, délinquance, toxicomanie taux de déscolarisation élevé avec redoublement en 1ère année fondamentale, jusqu'à 13% des élèves, manque de qualification professionnelle pour les déscolarisés. Peut-être faudrait-il mettre le paquet surtout pour ces milliers d'enfants des écoles publiques de la médina dont les parents sont très pauvres, dont un certain nombre sont orphelins ou abandonnés et pris en charge par des tiers sans oublier les personnes aux besoins spécifiques. Mémoire enfouie La médina de Casablanca, au niveau culturel, est d'une richesse inouië et c'est son atout qui reste à prendre en charge. Pour ne parler que de l'époque contemporaine, la médina recèle d'importantes pages de la résistance. Malheureusement, l'aspect le plus navrant c'est l'amnésie. Un projet de livre en rapport avec le programme de mise à niveau est prévu. Dans la médina, rien que les noms des rues et derbs constituent un labyrinthe de sens et de mémoire enfouie. Souvent, les habitants du lieu ignorent l'origine des noms. D'où vient le nom de l'impasse derb Zizouna ? On a posé la question à un épicier du coin de la rue Jamaa Chlouh qui officie au même endroit depuis trente cinq ans: «Je n'ai jamais su d'où ça pouvait provenir, mais en tout cas, je parie que ce derb est le moins silencieux de toute la médina surtout une fois la nuit tombée» dit-il en riant. Juste en face une autre impasse: derb el Madra. Un nom qui évoque une fourche et on pense à la paille pour les bêtes. Plus loin, il y a derb Jnawa. On pense qu'il y avait un abattoir en plein air au même endroit. Les autres noms sont tous très évocateurs: derb Tyour, derb Lhjar, derb Jmel, derb Jrane, derb el Khaddama, derb el Frina… La mise à niveau de la médina c'est, à ne pas douter, la mise à niveau d'une grande richesse dont les dividendes doivent revenir à ceux qui y vivent.