De grosses gouttelettes de sueur ruisselant sur le front en cette journée bien ensoleillée, Saïd s'excuse de ne pas pouvoir nous accorder assez de temps pour répondre à toutes nos questions. Il vient à peine de revenir d'une livraison de plats cuisinés à domicile et s'apprête à en effectuer deux autres. Il s'empresse d'emballer les commandes dans des sacs en plastique, qu'il met par la suite dans le coffret arrière de son motocycle, portant en gros caractère le nom du restaurant pour lequel il travaille. «ça fait un peu plus d'un an que je gagne ma vie en effectuant des livraisons de plats cuisinés à domicile. Globalement, je n'ai pas à m'en plaindre. Je rencontre rarement des problèmes. En fait, le seul problème auquel je suis régulièrement confronté, c'est celui des embouteillages. Et comme je suis le seul livreur de ce restaurant, je ne vous dis pas la pression à laquelle je suis soumis pendant les heures de pointes». La livraison des plats cuisinés à domicile, phénomène relativement récent au Maroc, prend de plus en plus place dans les usages des Marocains, particulièrement dans les grandes villes du Royaume. En fait, tout en demeurant attachés à leurs traditions, les Marocains semblent bien connaître une occidentalisation de leur mode de vie, ou plus exactement une adaptation aux exigences de la vie moderne, surtout avec l'instauration de l'horaire continu de travail. Gérante d'un restaurant depuis quelques années, Leïla est bien placée pour mettre en exergue ce changement dans les habitudes des Marocains: «Les fonctionnaires et employés de grandes villes comme Rabat et Casablanca ont de moins en moins de temps pour pouvoir rentrer chez eux prendre leur déjeuner. Ceci concerne en particulier les femmes qui travaillent, qui n'ont plu le temps ni l'envie de cuisiner chez elles tout le long de la semaine. Ce phénomène a commencé à prendre de l'ampleur avec l'instauration de l'horaire continu. Les couples ne se voient plus toute la journée et déjeunent dehors. Ce n'est plus que le soir que toute la famille se retrouve réunie autour du repas. »Ainsi, elle est bien révolue l'époque ou il était mal vu par la société qu'une épouse ne prépare pas les repas de la famille elle-même chez elle. Se restaurer dehors n'entrait pas du tout dans les us et coutumes des Marocains, même pendant les périodes de vacances, quand les familles sont en voyage. Nos pauvres mères n'avaient même pas droit à un mois de congé par an et une bonne partie de leur vie, elles la passaient à cuisiner. »Les choses ont beaucoup changé depuis. Maintenant, les familles ne se contentent plus de manger dehors en milieu de journée, par nécessité, mais également pendant les week-end, surtout le dimanche, pour le plaisir. J'ai pu remarquer que ce phénomène, d'abord restreint à une certaine classe sociale aisée et aux Marocains ayant fait leurs études ou vécu en Europe, gagner des familles des classes moyennes et l'offre en la matière a rapidement suivi. Je dirais même qu'offre et demande se sont mutuellement renforcées. Plus la demande se faisait importante, plus de restaurants offrant des menus à des prix très compétitifs étaient créés. Et plus ces restaurants devenaient nombreux, plus nombreuse et diversifiée devenait la clientèle. »Actuellement, le restaurant que je gère et qui propose un menu à des prix très abordables, ne désemplit pas aux heures du déjeuner, le long de la semaine, et même pendant le week-end. En fin de semaine, le samedi soir, pour le dîner, et le dimanche, pour le déjeuner, la plupart des tables sont occupées. Mais comme la concurrence se fait de plus en plus acharnée et avec la crise actuelle, les affaires semblent quelque peu stagner. Mais c'est au bénéfice des clients, qui ont ainsi droit à un large éventail de choix et qui peuvent désormais se permettre de prendre toutes les semaines, pour les plus aisés, ou tous le mois pour ceux qui le sont le moins, un repas à l'extérieur. Actuellement, pour 300 Dhs, une famille de quatre personnes peut se permettre prendre un bon repas en restaurant. »La “démocratisation”, si je puis me permettre l'expression, de la restauration à l'extérieur, est particulièrement visible si l'on fait attention à l'habillement de la clientèle et à leur âge. Par exemple, il y a quelques années seulement, il aurait été inimaginable de voir de veilles dames en djallaba déjeuner ou dîner en restaurant avec leurs familles. On en voit de plus en plus et ces veilles dames semblent pas mal apprécier» souligne Laïla, avec un large sourire de satisfaction. «Mieux encore, certaines familles ont même pris l'habitude de recevoir leurs invités en restaurant. Inviter des parents ou des amis à déjeuner ou dîner, ça exige beaucoup de temps et d'efforts, que les femmes qui travaillent ne peuvent plus consentir. Depuis quelques temps, nous recevons même des commandes pour des plats traditionnels marocains que nous préparons expressément à l'avance. C'est une belle manière de s'adapter aux exigences de la vie moderne sans pour autant renoncer aux délices de la cuisine marocaine». «C'est d'abord en prenant l'habitude de se restaurer dehors que les Marocains ont commencé petit à petit à faire également appel à la livraison des plats cuisinés chez eux. Une fois brisé le “tabou” de la femme qui ne cuisine pas toujours chez elle, la porte était ouverte à cette forme de restauration nouvelle pour les Marocains, niche que le restaurant que je gère n'a pas manqué d'investir. Nous avons maintenant trois livreurs qui sillonnent Rabat, de midi à dix heures du soir, pour effectuer leurs livraisons. Un nouveau marché pour un meilleur chiffre d'affaires, surtout en ces temps de vive concurrence. C'est à qui offrirait les meilleurs services les plus diversifiés à une clientèle de plus en plus exigeante. Comme ça, Madame peut enfin se permettre de se défaire de la corvée de cuisiner quand elle n'en a pas envie». Restaurateur depuis une vingtaine d'années à Rabat, Rachid précise fièrement que son restaurant a été parmi les premiers de la capitale à faire des livraisons de plats cuisinés à domicile. «Nous avions entrepris de livrer des plats cuisinés à domicile d'abord pour rendre service à nos meilleurs clients, de manière à les fidéliser encore plus. Puis, petit à petit, les livraisons ont commencé à prendre de l'ampleur, jusqu'à devenir une activité presque à part. Il y a maintenant des clients auxquels nous livrons plus souvent des plats cuisinés chez eux que nous ne les voyons ici même, au restaurant. En fin de compte, jusqu'à présent, ce sont des clients assez réguliers de notre restaurant qui nous passent le plus souvent commande. De ce fait, nous leur assurons un certain nombre de facilités. Nous n'avons qu'un seul livreur, mais qui se déplace partout à Rabat. Les prix sont les mêmes que ceux affichés sur la carte, pas plus élevés, malgré le surcoût. Nous n'exigeons pas, en outre, un montant minimum pour les commandes à livrer que pour les clients que nous ne connaissons pas. Aux habitués, nous pouvons livrer à domicile même une simple salade. Et les commandes peuvent être effectuées à partir d'un téléphone fixe comme d'un cellulaire, puisque la plupart du temps, ce sont des clients que nous connaissons déjà bien. Nous pouvons faire jusqu'à une vingtaine de livraisons par jour et j'avoue que nous n'avons jamais eu de problèmes avec les clients que nous livrons». Mbarek est livreur depuis un peu plus d'un an et des problèmes avec les clients auxquels ils livre des pizzas, lui par contre, il en a connu pas mal. «Je livre des pizzas partout à Rabat à bord de mon motocycle. Je suis d'ailleurs le seul livreur de ce restaurant et je connais toutes les avenues et rues de Rabat comme ma poche. Je n'ai donc pas besoin d'un GPS, comme les livreurs en ont en Europe», souligne t-il fièrement. Et puis, continue-t-il avec un sourire ironique, les Marocains se font un plaisir de t'indiquer une adresse difficile à trouver». Mais le sourire s'estompe dès qu'il est question des problèmes rencontrés. «J'effectue une dizaine de livraisons par jour en moyenne. A cause des embouteillages, ou parce qu'une adresse est un peu difficile à repérer, il m'arrive quelques fois de tarder de cinq à dix minutes pour effectuer une livraison. Certains clients peuvent alors se montrer très peu compréhensifs et refuser tout simplement de prendre livraison de leur commande. Je ne vous dis pas la tête que fait le patron quand je reviens avec la commande refusée. Pourtant, je fais de mon mieux pour arriver à temps. Il m'arrive même de griller des feux rouges pour me dépêcher ou de passer par une rue en sens interdit pour réduire le parcours. Même les agents de la circulation de Rabat commencent à me connaître. Des fois, il m'arrive de tomber sur des clients totalement ivres, qui passent leurs nerfs sur moi. Une fois, je me rappelle, je frappe à la porte d'un client pour lui livrer des pizzas, qu'il avait commandées par téléphone. Il a commencé par ouvrir la porte pour me regarder comme si j'étais un extra-terrestre et la refermer aussi tôt, alors que je lui avais bien dit que j'étais le livreur de pizza, que je portais d'ailleurs à bout de bras. Je suis resté sidéré, n'ayant vraiment rien compris à ce qui c'était passé. J'ai frappé une nouvelle fois à la porte, en me disant qu'il allait ressortir cette fois pour m'insulter ou me frapper. Mais, à mon grand étonnement, il m'a regardé comme s'il me voyait pour la première fois. Je lui est répété que j'étais le livreur de pizza en évitant de lui rappeler que j'avais déjà frappé à sa porte et qu'il l'avait ouverte pour me la refermer aussitôt au nez. Il a le plus normalement du monde pris sa commande et réglé la facture, comme si de rien n'était. Je vous le dis, livreur, c'est un métier qui te fait rencontrer toute sorte de personnes, des gens bien aux névrosés et autres cinglés, en passant par les ivrognes et les drogués. C'est vrai que les clients sont généralement des personnes d'un certain niveau social, mais certains d'entre eux peuvent avoir des comportements pas très respectueux envers les livreurs ou des plus bizarres. Il y a également les personnes, qui, pour je ne sais quelle raison, changent d'avis après avoir passé commande et se contentent de ne pas ouvrir la porte quand on sonne chez eux. Certains prétendent même ne jamais avoir passé commande. Pour nous éviter ce genre de désagrément, le restaurant exige maintenant que la commande soit passée à partir d'un téléphone fixe pour que la livraison soit effectuée. Puis il y a cette histoire de portes des immeubles qui sont refermées le soir, alors que certains de ces immeubles ne sont pas dotés d'interphones. Il m'arrive, dans ce genre de situation, d'avoir à attendre qu'un habitant entre ou sorte d'un immeuble pour pouvoir y accéder. Il y a aussi le risque de se faire voler sa moto pendant qu'on effectue la livraison. Bref, ce ne sont pas les risques qui manquent, même si jusqu'à présent, je n'ai jamais eu à souffrir de gros problèmes. Mais ma pire crainte est de me faire agresser un jour dans une des ces ruelles sombres de Hay Ryad, où il m'arrive souvent de faire des livraisons. Le conseil communal de ce quartier pourtant huppé devrait songer à en éclairer toutes les rues, dont certaines sont plongées le soir dans une totale obscurité. Y trouver une adresse relève quelques fois du miracle». Qu'en est-il des pourboires ? «Généralement, le pourboire est de 10 Dhs. Mais ça peut aller de 5 Dhs à 30 Dhs, selon les moyens des clients. Quelques fois, certains clients ne donnent pas plus de 2 ou 3 Dhs, ou même rien du tout. Mais il faut avouer que c'est rare». Gérant d'une pizzeria appartenant à une chaîne de renommée internationale depuis deux ans, Omar a commencé par être livreur. Ces propos montrent bien qu'il est d'un bon niveau d'instruction, mais Omar préfère rester discret à ce sujet, en éludant cette question avec un petit sourire gêné. «C'est un travail que j'ai fait pendant une année. Comme j'ai pas mal fréquenté tous les quartiers de cette ville ou je suis né, je n'ai pas eu de problèmes à livrer les pizzas commandées. Suivant la politique de la chaîne pour laquelle je travaille, chaque pizzeria du groupe se trouvant dans une partie de la ville s'occupe de livrer les commandes passées à proximité. Donc, les quatre livreurs du restaurant que je gère actuellement ne couvrent qu'une partie de Rabat, qu'ils ont fini par connaître sur le bout des doigts. ça leur facilite la tâche. D'autre part, chacun d'eux a été doté d'une carte de la ville où toutes les rues sont indiquées. Par mesure de précaution, nous ne livrons que les commandes passées à partir d'un téléphone fixe. Et nous ne livrons que les commandes dont le montant est égal ou supérieur à 60 Dhs. Car, nous ne comptabilisons pas le transport. Les pizzas, salades et autres plats cuisinés livrés à domicile sont facturés au même prix que ceux qui sont consommées dans le restaurant même. Grâce à toutes ces mesures, nous nous évitons pas mal de problèmes. D'ailleurs, nous n'en avons presque pas, ou très rarement». Najat, une femme très chic passée prendre livraison elle-même d'une commande de pizzas, ne tarit pas d'éloge envers les livraisons de plats cuisinés à domicile. «Je suis mariée et mère de deux enfants, tous les deux lycéens. Je suis, comme mon mari, cadre dans une entreprise. De ce fait, nous passons presque toute la journée au travail. Comme mes enfants déjeunent à la cantine du lycée, mon mari et moi déjeunons dehors, chacun de son côté, et c'est vraiment rare que je rentre chez moi à midi pour manger. Aujourd'hui, c'est exceptionnel, car j'ai des choses à récupérer chez moi, donc je profite de l'occasion pour y manger un morceau et me reposer un peu avant de sortir à nouveau. Mais, souvent, même si je devais déjeuner à la maison, je n'ai pas le temps pour préparer quoi que ce soit à manger et, surtout, je n'en aie pas du tout envie, étant trop stressée pour ce faire. Et la femme de ménage qui vient chez moi trois fois par semaine est loin d'être un cordon bleu. Je n'aime pas ce qu'elle prépare. Le soir, je prend du plaisir à concocter de bons plats, mais il m'arrive le soir aussi, quelques fois, de ne pas du tout avoir envie de me mettre devant les fourneaux. Je préfère alors de loin faire appel à un restaurant qui me livre à domicile des plats cuisinés et prêts à être consommés. Généralement, je passe un coup de fil et je suis livrée chez moi. La plupart des livreurs de ce restaurant me connaissent bien d'ailleurs. Mais comme je devais passer aujourd'hui à côté du restaurant, j'en ai profité pour prendre moi-même livraison sur place de ma commande. Bref, la livraison des plats cuisinés à domicile, sur un simple coup de fil, m'a débarrassé de bien des tracas». Qui aurait cru qu'un jour le téléphone allait concurrencer la cuisinière dans la restauration à domicile des ménages !