15,2 milliards de dirhams, c'est ce qu'a coûté l'année dernière à l'Etat les subventions des produits de base, à savoir la farine de blé tendre, le sucre, le gaz butane et les produits pétroliers. Moitié moins que l'année d'avant. Et sur ces quinze milliards de dirhams et quelques, 4,8 milliards sont des arriérés de l'année 2008, dont le paiement avait été reporté à 2009. Car l'année 2008 a été la plus coûteuse pour la Caisse de compensation. Le montant consacré aux subventions avait, cette année là, atteint le montant record de 33,5 milliards dirhams, à cause du renchérissement des prix du pétrole. Ce montant a représenté 5,2% du PIB et 21,8% du budget général. A titre de comparaison, ces proportions n'étaient respectivement que de 1% et 4,4% cinq ans plus tôt. C'est d'ailleurs cette même année 2008 qui a poussé les pouvoirs publics à réfléchir sérieusement à une réforme du système de compensation actuellement en vigueur, après des années à reporter cette démarche, par souci de paix social. Mais ce système est tellement inéquitable et contre-productif -toutes les études menées à ce sujet sont unanimes pour le dénoncer- que son ré engineering est devenu indispensable à plus d'un titre. Créée en 1941 par le protectorat français, pour faire face à la flambée des prix provoquée par la seconde guerre mondiale, la caisse de compensation a, après l'indépendance, servi à l'Etat marocain à venir en aide aux secteurs d'activités en difficultés. Avec la mise en œuvre du programme d'ajustement structurel, au début des années 80, la caisse de compensation ne servira plus qu'à subventionner les produits de base, dont la liste s'est rétrécie au fil du temps et des libéralisations des prix. C'est devenu un fonds destiné de fait à soulager la pauvreté. Seulement, cette forme de subvention est profondément inique. Qu'on en juge: les 20% de ménages les plus pauvres ne profitent de ce système qu'à hauteur de 9%, alors que les 20% de ménages les plus riches en profitent à hauteur de 43%. 22% de ces subventions vont aux 40% de Marocains les moins riches, 66% aux plus aisés. Le gaz butane, dont le prix de la bouteille est resté invariable depuis des années, est subventionné par l'Etat pour que le cinquième des Marocains les plus riches en bénéficient à hauteur de 32%, alors que les plus pauvres n'en profitent qu'à hauteur de 10%. Outre les dysfonctionnements du système et les distorsions introduites dans le fonctionnement des marchés, les retards de paiement des subventions, qui entraînent des surcoûts pour les opérateurs, sont à l'origine d'une pratique généralisée de la «triche». Faute de toucher leur argent à temps et ce que leur coûte ces retards accumulés, les opérateurs se «rattrapent» sur la qualité et la quantité des produits subventionnés. «Une partie du pouvoir d'achat transférée, par le biais des subventions, aux ménages, se trouve, in fine, capturée par les multiples intermédiaires sur les marchés de distribution, à travers les prix de vente et/ou la fraude sur les quantités et la qualité. Une estimation approximative peut laisser supposer que les prix de détail varient entre 40%, pour la farine nationale de blé tendre, et 20%, pour le sucre, par rapport au prix officiel et que la fraude sur certains carburants (diesel 350 et poids des bouteilles) représente un prélèvement sur les consommateurs d'environ 10%», dévoilent les concepteurs du rapport «Projet «Maroc solidaire». En outre, les subventions dissuadent les opérateurs d'opérer des corrections de leurs prix en y incluant des marges de protection contre les hausses des prix internationaux. Les consommateurs, pour leur part, sont ainsi portés à privilégier l'acquisition des produits subventionnés au détriment des produits de substitution. Le transport individuel est de la sorte privilégié par rapport au transport collectif, la farine de blé tendre à celle du blé dur, le diesel à l'essence sans plomb, etc. Rationaliser les subventions sans les supprimer Ce système est donc tout aussi intenable sur le plan budgétaire qu'indéfendable sur le plan de l'équité sociale. Les partenaires européens du Maroc n'en pensent pas moins, l'UE ne cachant pas sa déception devant l'iniquité de ce système et escompte plus d'ouverture économique et des marchés plus concurrentiels. Pour le ministre des finances, l'année en cours sera celle de la réforme de la caisse de compensation. Une étude menée par son département et présentée en début de ce mois étant venue conforter les résultats et conclusions des différents rapports publiés à ce sujet. Avec le ciblage des populations bénéficiaires de l'aide de l'Etat comme pilier de cette réforme. «Si nous généralisons le ciblage, la vérité des prix sera progressivement appliquée» a-t-il déclaré. Seulement, les choses ne sont pas aussi simples qu'elles peuvent le sembler au premier abord. Les subventions ont également un rôle stabilisateur à ne pas occulter. Selon une étude du département des finances datant de 2004, toute hausse de 10% du prix de la branche raffinage de pétrole aurait entraîné un accroissement de l'indice du coût de la vie de l'ordre de 0,4%. C'est-à-dire qu'une augmentation de 62% de ce prix, si la subvention avait été supprimée à l'époque, aurait débouché sur une flambée des prix de 7,7%. Ce qui aurait égalé quatre fois la hausse effective enregistrée. Les concepteurs du rapport «Projet Maroc solidaire», commandité par le département chargé des Affaires économiques et générales à des universitaires marocains et dernièrement présenté, ont effectué leurs propres estimations. «Une augmentation des prix des carburants de 15%, 30% et 60% peut entraîner une augmentation du niveau des prix de 0,9%, 1,9% et 3,8% respectivement». D'autre part, ces subventions permettent aux entreprises de maîtriser le niveau des salaires et de maintenir, ainsi, la compétitivité externe du Maroc. Le prix de la bouteille de gaz évite une plus grande surexploitation des forêts et les prix des carburants exercent un effet de modernisation des processus de production. Par ailleurs, il n'y a pas que les ménages pauvres et vulnérables qui ont besoin de ces subventions pour maintenir un certain pouvoir d'achat. Les franges inférieures des classes moyennes sont tout aussi concernées. Et comme cette catégorie sociale ne peut prétendre bénéficier du soutien de l'Etat, en raison du critère du revenu, elle risque tout simplement de sombrer dans la vulnérabilité, voir la pauvreté. «Une abolition brutale des subventions risque d'être perçue par les bénéficiaires (les catégories pauvres, vulnérables et les franges inférieures des classes moyennes), et de là l'opinion publique, comme une décision susceptible de porter atteinte au pouvoir d'achat si elle n'est pas adossée à une action publique alternative bénéficiant de la confiance et de l'adhésion des populations concernées» estiment les concepteurs du rapport «Projet Maroc solidaire». En d'autres termes, les subventions ne peuvent être purement et simplement supprimées. «Les subventions sur les produits de base seront maintenues, mais la structure de tarification sera révisée, de manière à ce que les classes moyennes ne soient pas lésées» a déclaré l'argentier du Royaume. Toutefois, elles doivent faire l'objet d'un ciblage optimal des catégories sociales pauvres et vulnérables, ainsi qu'une redéfinition de la politique sociale, passant par «la protection contre les insécurités et les vulnérabilités et le renforcement des capacités des populations défavorisées par l'investissement social». Il s'agit, tout à la fois, d'infléchir «la politique de compensation et de réparation sociale et de lui substituer une stratégie préventive d'investissement social et de préparation des capacités des populations pauvres», et de promouvoir «un redéploiement des protections sociales en faveur de l'accès aux services sociaux de base, éducation, santé et logement, de l'appui à l'emploi et à la création d'activités génératrices de revenus, mais aussi et surtout d'inscrire «les nouveaux dispositifs de la compensation dans le cadre d'une approche globale et intégrée de la politique sociale, définissant les contours d'un projet sociétal solidaire, lit-on dans le «Projet Maroc solidaire». Plaidoyer pour une contribution générale de solidarité Il s'agit d'une réforme sociétale «centrée sur la politique rénovée d'investissement social, de solidarité collective et de réduction des inégalités, politique devant se substituer au système de compensation par glissements progressifs». Avec une feuille de route, l'INDH. Les universitaires marocains ont élaboré, à titre de participation à l'effort intellectuel de réforme du système de compensation, une matrice de propositions. Elle comporte d'abord cinq ambitions, dont la réalisation s'étale sur le long terme. Il s'agit de briser le cercle vicieux de la compensation, de préparer les capacités humaines par l'investissement social au lieu de réparer les déficits sociaux, de conjuguer ciblage industriel et couverture des besoins en produits de base, de refonder la solidarité collective et de conduire la réforme de façon transversale et sur la base de la proximité. Pour mettre en øuvre ces cinq ambitions, les universitaires marocains proposent treize options stratégiques, à appliquer à moyen terme. Il s'agit de coordonner la régulation centrale et l'intervention locale, les dispositifs techniques relatifs aux prix et le ciblage des populations, tout en tenant compte de l'impact des ajustements et des contraintes liées au contexte social et culturel, contraintes qui exigent de «l'audace de la part des pouvoirs publics et un effort de débat, de délibération et de concertation, condition préalable à la mise en œuvre de la réforme». A court terme, quarante quatre actions sont à réaliser, autant de mesures concrètes et opérationnelles pour mener à bien le chantier de la réforme, et ce en «combinant la recherche d'une meilleure cohérence entre les objectifs d'équilibre économique et financier et les ambitions de protection sociale, au-delà de la logique d'assistance et de réparation». Les concepteurs du rapport du «Projet Maroc solidaire» prônent également une approche participative, avec les communes, comme acteurs du développement local, les populations, directement ou à travers les associations représentatives, ainsi que les autorités locales. «Le ciblage est devenu le mécanisme incontournable de toute action publique visant à optimiser le système de subvention aux produits, à le remplacer ou à le compléter par un système de transferts directs des ressources en faveur des populations jugées prioritaires». De ce fait, il est question de mettre en place une modalité de ciblage optimal évoluent vers un ciblage parfait. Toutefois, le ciblage des personnes bénéficiaires des programmes d'aides directes constitue un épineux problème. La liste des personnes éligibles aux aides directes devra relever d'une commission locale et provinciale. Il est également question d'un système de notation basé sur des critères de revenus du ménage, du lieu de résidence, du patrimoine et des conditions économiques et sociales. Un plafond pour les dépenses de subvention, devrait être défini en pourcentage du PIB, selon les concepteurs du projet «Maroc solidaire». En tenant compte à la fois de la consommation des produits subventionnés et la soutenabilité budgétaire, ils ont calculé ce taux à 3%, «sans risques de dérapages». Le risque de dérapage, les universitaires qui ont élaboré le rapport pensent le neutraliser par une «institutionnalisation de la solidarité collective». De manière plus simple, il serait question d'une «contribution générale de solidarité», versée par les classes sociales les plus aisées. «La responsabilité n'est pas réductible à l'Etat et aux seuls décideurs publics. La société aussi a sa part de responsabilité dans la performance globale et la cohésion sociale. La responsabilité de la société renvoie aux composantes socioprofessionnelles, individuelles et collectives, de celle-ci, aux positions qu'elles occupent dans la hiérarchie sociale et aux rôles respectifs qu'elles jouent dans l'activité et la création de valeur nationale». «Peut-on parler de modèle sociale marocain ?» s'interrogent les universitaires rédacteurs du rapport. «L'enjeu sociétal et national que cristallise le projet «Maroc solidaire», tout en s'appuyant sur les valeurs fondatrices de notre société, doit tirer sa légitimité d'un processus délibératif, participatif et représentatif, conduisant, de l'échelon local au niveau national, à l'adhésion de l'ensemble de la population au modèle social institutionnel».