Dans l'entretien suivant, Nicole Elgrissy Banon raconte les circonstances et les raisons qui l'ont poussée à s'investir pour écrire ce livre-témoignage sur l'exode des juifs marocains vers Israël et d'autres pays dans les quatre coins du globe. Entretien. L'Opinion: Pourquoi un tel livre aujourd'hui ? Nicole Elgrissy Banon: Ce livre est un cri du cœur surtout vers ceux qui se sont exilés, j'ai voulu que ces gens admettent que ça fait 42 ans qu'ils sont partis par peur, à cause de la rumeur. Après la guerre de 1967, celle de 1973, la guerre du Golfe, rien ne s'est passé de ce qu'on leur avait raconté. Reconnaître cette erreur c'est le minimum d'hommage que les Marocains juifs devraient rendre à leurs Rois qui les avaient toujours protégés. Le Maroc est un cas d'école unique dans le monde pour ce qui est de la coexistence confessionnelle entre juifs et musulmans pour former un seul peuple, une seule nation, une culture riche de sa diversité et ses différences. L'Opinion: Les premières vagues d'exode c'était à cause de la guerre de 1967 ? Nicole Elgrissy Banon: En dehors de la guerre des six jours, il y avait eu hélas le traumatisme, cinq ans auparavant, de l'expulsion en masse, en 1962, des familles juives d'Algérie au lendemain de l'indépendance de ce pays. Des chanteurs comme Enrico Macias et Patrick Bruel qui faisaient partie des familles expulsées ont chanté ce traumatisme. Dans le lot, il y avait aussi le grand comédien Roger Hanin. Or, à cause de ce traumatisme, des Juifs marocains croyaient qu'il pouvait leur arriver la même chose à leur tour d'un jour à l'autre, ce qui a fait qu'il y a eu les premières grandes vagues de départ. Aujourd'hui, des anciens juifs expulsés d'Algérie sont en train de revendiquer réparation à l'Etat algérien en demandant 144 millions de dollars. Les juifs d'Algérie étaient environ 120 milles. Contrairement aux Marocains, les juifs d'Algérie en exil n'ont pas développé de nostalgie pour leur pays d'origine. Contrairement aux Marocains, ils ont une douleur rentrée qu'ils ne pourraient pas exorciser. L'Opinion: Si les premiers départs étaient au milieu des années 60, à quelle époque il y eut les premiers retours ? Nicole Elgrissy Banon: Les premières vagues de retour vers le pays c'est vers 1990 et 1991. Entre temps, les contacts ne s'étaient pas perdus. Ceux qui avaient des mariages, communion solennelle, demandaient qu'on leur envoie des articles vestimentaires typiquement marocains, des caftans et aussi des produits, des objets où ils sentaient l'odeur du pays. Le sens olfactif avait son importance. Il n'y a donc jamais eu une coupure complète. Quand on avance en âge on a envie de retrouver son enfance, c'est forcé. L'Opinion: Le chti c'est quoi au juste ? Nicole Elgrissy Banon: Ce que j'appelle le chti c'est ce langage marocain judéo-arabe, un mélange d'hébreu, de berbère et d'arabe. J'ai emprunté ce nom du titre d'un film intitulé «Bienvenue chez les chtis», un film français sur la vie dans un village où les habitants communiquent par une langue à eux, du patois. Cette langue que j'appelle chti c'est la darija marocaine version juive avec de l'humour juif riant dans le drame. On dit chez nous «ktrat lhamm kaddhhak» (trop de soucis fait rire). Cette langue a été plus ou moins conservée même au sein des familles juives marocaines expatriées pendant des années en Israël ou au Canada. Suzanne, une de mes tantes s'était expatriée à l'âge de 50 ans. Comme elle était restée seule on lui faisait peur en lui disant que des musulmans allaient l'attaquer chez elle et la tuer. Elle a fini par céder à la peur pour partir au Canada. Elle n'avait pas de formation particulière pour trouver du travail, elle était assistante dans un cabinet médical à Casablanca. Pour survivre, elle s'est retrouvée en train de garder des enfants à Montréal comme baby-sitter.. Quand elle voulait faire dormir l'un des enfants, elle ne pouvait s'empêcher de lui chanter en arabe. Des enfants dont la langue maternelle est l'anglais ! Sa complainte qu'elle chantait c'est «awili awili alach mchit min lmaghrib?» L'Opinion: Vous parlez avec beaucoup d'humour de femmes juives marocaines qui s'étaient exilées en France, qui ne connaissaient pas le français et qui avaient des difficultés à communiquer avec le marchand de légumes du quartier. Nicole Elgrissy Banon: J'ai décrit des scènes très vraies. Il s'agit de Marocaines juives analphabètes qui n'avaient jamais été à l'école. Grosso modo, on avait deux catégories de personnes, il y avait ceux qui habitaient Place Verdun ou derb Linglize (quartier des anglais) du Mellah, pour prendre l'exemple de Casablanca, ceux-là parlent darija uniquement et il y avait ceux qu'on appelait les «raffinés» ou «nass lfinou» qui habitaient boulevard Mohammed V et rues limitrophes, rue Tahar Sebti, Lalla Yakout et autres, c'étaient les gens imprégnés par le Protectorat. Ceux-là, tout en parlant la darija comme langue maternelle étaient parfaitement francophones. La darija, le judéo-arabe marocain urbain, était le propre de toutes les catégories sociales de la communauté juive. Aujourd'hui en 2010 en Israël, la deuxième génération de Marocains parle encore la darija quand ils sont en famille. L'Opinion: Ça parait difficile à croire. Nicole Elgrissy Banon: Pourtant j'ai vérifié moi-même cette réalité. L'Opinion: En Europe la deuxième génération des RME ont du mal à préserver la langue maternelle qui n'est plus la darija marocaine. Nicole Elgrissy Banon: Quand on est en plein dans la nostalgie du pays et qu'on ne s'intègre pas on s'accroche à l'identité d'origine. On parle judéo-arabe entre membres de la famille, on se sent du même bord, on a riht lablad. Ma cousine Micheline qui a quitté le Maroc en 1967 parle toujours et uniquement en darija avec sa mère et ses cousines. La politesse, swab, l'expression des sentiments affectueux ça ne peut pas passer sans la darija, c'est impossible. L'Opinion: Comment c'est venu l'idée d'écrire ? Nicole Elgrissy Banon: Des amies m'encourageaient quand elles m'entendaient parler dans ce mélange de culture arabe, juive et française. J'ai écrit quelques pages sans aller plus loin. Après être tombée malade, je me suis retrouvée dans ce que j'appelle un déluge de l'écriture. Je commençais à trois heures de l'après-midi et restais jusqu'à quatre heures du matin. Ça a commencé en 2007 et je n'ai achevé le travail qu'en 2009. L'Opinion: Avez-vous eu des difficultés à trouver un éditeur ? Nicole Elgrissy Banon: Pas du tout. J'avais envoyé des mailings à des éditeurs français, au moins une vingtaine. Mais il fallait attendre pour la décision du comité de lecture. Je rigolais, je me disais qu'il allait me falloir attendre un an pour trouver un éditeur quand j'ai eu la réponse favorable assez rapidement de l'éditeur casablancais Afrique Orient. J'avais soumis auparavant le manuscrit à dix amis et dix autres personnes étrangères pour avoir leur avis. J'ai mis des extraits sur Facebook ce qui m'a permis de découvrir que les Marocains avaient envie de lire des choses qui les intéressent. L'Opinion: Comment êtes-vous arrivée à connaître de près le malaise des déracinés dans les autres pays où ils se sont expatriés ? Nicole Elgrissy Banon: C'est tout simple, parce qu'ils n'ont pas cessé de me solliciter tout le temps pendant des années, parce qu'ils n'ont jamais cessé de me demander de les recevoir, ils ne cessent de me demander de leur envoyer des caftans, des jellabas, belghas, les gâteaux marocains, du safran, du cumin, des denrées qui existent là où ils sont mais ça n'a pas le même arôme du pays. Mon cousin David Perez me demandait de lui envoyer du poisson, de l'alose ! Et puis un jour il me dit «je ne veux pas être enterré à Pantin, je veux être enterré au cimetière de Ben Msik». Le Maroc est le seul pays au monde où on peut programmer le lavage régulier de la tombe de nos morts. Il y a des enfants juifs déracinés qui payent pour laver les tombes de leurs parents. L'Opinion: Vous étiez témoin de ce qui est arrivé mais vous évoquez aussi le témoignage des autres. Nicole Elgrissy Banon: Je suis issue d'une famille très nombreuse. J'étais petite quand les choses se sont passées. J'avais grandi dans les jours de la peur et la psychose. Mon père me disait tout le temps: tu es marocaine avant d'être juive. Ma mère par contre était très peureuse. Mon père avait passé 42 ans de travail à la CTM. Jamais je n'oublierais le wissam et ma mère pleurant. Je voyais ma mère s'arrachant les cheveux et le tableau où la médaille du wissam, accordé à mon père mort, était accrochée. Mon père était très cultivé, il analysait les choses de manière lucide, il savait, il disait que tout ce n'était que de la propagande. Me vient à l'esprit aussi, l'exemple, bien plus tard, du jeune juif marocain âgé de 20 ans installé en Israël qui doit passer son service militaire. Il ne souhaite pas s'engager dans l'armée parce qu'il refuse de tirer sur des musulmans qu'il a toujours côtoyé depuis son enfance dans son quartier au Maroc avec qui il avait joué dont des camarades de classe. L'Opinion: Vous parlez de la spiritualité, le culte des saints comme un leitmotiv. Nicole Elgrissy Banon: La spiritualité j'en parle parce que c'est important. Par exemple pour ce wali David U Moshé dont le mausolée se trouve à Agouim, à 60 kms d'Ouarzazate et que les musulmans berbères du coin appellent du nom de Cheikh d'Amekhzen, possède une place particulière dans ma vie. Il m'avait appelé. Malgré ma phobie des routes à cause du traumatisme d'un accident de la route en 1981, j'ai pris la route. L'appel de David U Moshé m'a guéri de la phobie de la route. Le pèlerinage aux mausolées des saints juifs au Maroc était une réalité bien ancrée depuis des millénaires dans la tradition de la communauté juive marocaine qui y trouve paix, réconfort et équilibre. Il existe plus de 640 mausolées de saints juifs au Maroc. Ils sont évoqués dans le livre de Issakhar Ben Ammi. L'Opinion: Comment est venu le texte ? Nicole Elgrissy Banon: J'ai décrit les événements comme je les ai vécus. Qui se conçoit bien s'énonce bien dit-on. Je suis partie du fait qu'au lieu de s'esquinter en efforts pour atteindre le statut d'immigré intégré à l'étranger, il vaut mieux consentir ce même effort et plus pour construire mon pays selon les moyens dont je dispose. L'écriture en est un. Plus précisément, je peux dire que j'ai écrit par réminiscences. C'était très douloureux croyez-moi de se souvenir de ces années de folle rumeur instrumentalisée. C'est très douloureux parce qu'il n'y avait rien. Jamais personne parmi les juifs marocain n'a été spolié de ses biens. Je n'ai jamais eu aucun écho d'un juif marocain à qui on aurait pris son bien encore moins par un musulman. L'Opinion: Vous avez lancé des extraits sur facebook quelles étaient les réactions ? Nicole Elgrissy Banon: Un lecteur âgé de 70 ans installé en Israël m'écrit: «J'en voudrai tout le temps à mes parents de m'avoir obligé à partir, je languis du Maroc». Un autre a écrit : «Ton livre va lever notre drapeau parce que pour les ashkénazes nous n'avons pas de culture». Ce qui est complètement faux ! Les ashkénazes s'estiment plus cultivés parce qu'ils s'habillaient en Européens, ils se prétendaient plus «civilisés». Les Sépharades marocains étaient arrivés en Israël en jellaba, chkkara, belgha. Mais par la suite, ce sont les sépharades qui ont appris aux ashkénazes ce qu'est une fête, ce qu'est le shabat et le respect de la tradition. Les Marocains dans leur culture cultivent le sens de l'abondance inhérente à nos gênes. Je dois préciser aussi que beaucoup de pauvres et d'analphabètes étaient partis en Israël. Parmi les riches juifs Marocains il y en a qui sont partis en France, au Venezuela, aux Etats-Unis, au Canada, au Brésil… L'Opinion: Que dire des tout premiers retours au pays ? Nicole Elgrissy Banon: Des gens de ma famille qui habitaient rue Lacepède, à leur retour pour la première fois au Maroc après tant d'années d'absence, voulaient voir l'ancienne maison où ils habitaient, la cour où ils avaient joué enfants, ils voulaient voir aussi l'épicier, leur frère musulman. Quand ils l'ont retrouvé c'était les étreintes, embrassades, larmes. Et les musulmans du quartier ne cessaient de leur demandaient: alach mchitou? Ils voulaient prendre en photo le cinéma L'Arc et le cinéma Verdun. Une tante revenue au pays me demande: «Mon Dieu qu'est-ce qui vous est arrivé vous qui êtes restés». A son grand étonnement on lui disait «Mais rien que du bien». Une autre vient une fois par mois de Paris. Agée de 65 ans elle va se promener 3 heures à la kissaria Haffari à derb Soltane. Elle me confie: «Je ne comprends pas pourquoi on a quitté le pays». L'Opinion: Quel est le circuit des premières promenades des «revenants» ? Nicole Elgrissy Banon: D'abord le quartier de l'enfance, la maison, le cimetière, le quartier des Habous, Bab Marrakech, le Mellah pour prendre l'exemple de Casablanca. Ces parents que j'ai accompagnés dans la rue pour les promenades vivent peureux, il faut les presser à chaque fois à avancer. Il faut toujours les presser pour qu'ils avancent.