TikTok fait l'objet d'un débat au sein de la classe politique et de la société marocaines, opposant les partisans de la censure aux défenseurs de la liberté d'expression. L'application chinoise est devenue une source de revenus et un espace d'expression personnelle pour de nombreux créateurs de contenu. Lundi, lors d'une interview sur la chaîne 2M, le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, a réaffirmé son engagement à sanctionner les abus et les diffamations sur les réseaux sociaux, en particulier sur des plateformes comme TikTok et YouTube. Le débat autour de TikTok avait déjà pris une tournure politique au Maroc en décembre dernier. Hanane Atarguine, députée du Parti de l'Authenticité et de la Modernité (PAM), avait publiquement demandé son interdiction. Elle s'inquiétait des contenus nocifs véhiculés sur l'application, et auxquels les mineurs sont exposés en dehors de toute surveillance et réglementation. Selon certains médias, un projet de loi pourrait être déposé à cet effet et discuté au sein de la Commission de l'Education, de la Culture et de la Communication de la Chambre des Représentants. Dans ce contexte, les 9,27 millions d'utilisateurs marocains de l'application développée par ByteDance pourraient bien la voir disparaître ou du moins être restreinte.
Safe space Dans ce contexte, de nombreux créateurs craignent pour leur avenir sur la plateforme. Parmi eux, Chaimae Bentananat, une jeune créatrice de contenu marocaine, qui a découvert TikTok en plein confinement. Fatiguée de l'atmosphère toxique d'Instagram et de Facebook, elle y trouve un espace où tout semble plus authentique, sans filtres ni fausses apparences. C'est là qu'elle commence son aventure. Elle n'avait pas prévu de devenir créatrice de contenu. Au début, TikTok lui permettait simplement de suivre des tendances amusantes. Mais rapidement, la plateforme l'a captivée. Elle s'est mise à poster de plus en plus de vidéos, inspirées par la communauté bienveillante qu'elle y trouvait. «Il n'y a pas de haters, c'est un safe space,» affirme-t-elle. C'est cet environnement bienveillant qui lui a permis d'essayer des idées et de partager son humour. Le tournant décisif se produit lorsqu'elle rejoint JAWJAB, un média numérique marocain, qui lui confie la gestion de son compte TikTok. En créant des contenus basés sur des tendances, la page devient la plus suivie au Maroc. «C'était comme un laboratoire pour moi", raconte-t-elle. «TikTok m'a permis d'expérimenter en toute liberté". Son succès sur TikTok attire l'attention de labels de musique et d'artistes marocains. Très vite, elle devient une référence en stratégie de contenu sur la plateforme, aidant même des rappeurs marocains à gagner des millions de vues à l'international. L'exemple le plus frappant est celui de la chanson «POPO» de STORMY, qui est devenue virale grâce à TikTok. Pour elle, TikTok n'est plus seulement une application de divertissement, c'est une vitrine pour des talents marocains. Son travail ne s'arrête pas à la promotion musicale. Elle a également collaboré sur la série «Dar Nssa», qui a connu un énorme succès pendant Ramadan avec des extraits courts et des édits adaptés spécifiquement pour TikTok. Aujourd'hui, les discussions au Maroc sur une potentielle interdiction de la plateforme refont surface et la créatrice s'interroge sur son avenir. «Je ne pense pas qu'ils l'interdiront», dit-elle avec optimisme. Elle croit que TikTok est devenu trop influent pour disparaître. Non seulement les jeunes, mais aussi des institutions commencent à y être actives. Pour elle, l'interdiction de TikTok serait un coup dur, non seulement pour sa carrière, mais aussi pour la culture marocaine. "TikTok, c'est une porte vers le monde extérieur, c'est là où notre culture et notre patrimoine peuvent briller à l'international,» explique-t-elle. Elle pense à ces artistes marocains qui, grâce à TikTok, ont su capturer l'attention d'un public mondial. «Priver les jeunes de cette opportunité, ce serait comme leur fermer une fenêtre sur le monde».
Poussée d'adrénaline Chaimae explique aussi que TikTok possède ses propres codes, que seuls les utilisateurs réguliers peuvent comprendre. «TikTok a son propre langage, des tendances et des références que seuls les habitués saisissent», souligne-t-elle. Avec ces codes, chacun peut s'exprimer de manière unique, permettant ainsi plus de liberté d'expression. En ce qui concerne les contenus controversés, notre créatrice estime que ce n'est pas vraiment une préoccupation. "TikTok a des outils pour supprimer rapidement les contenus offensants», explique-t-elle. «Bannir l'application à cause de quelques dérives ne semble pas la meilleure solution. YouTube a aussi des contenus problématiques comme les vidéos « Routini Yawmi » (un concept qui consiste à exposer sa vie en détails pour un large public) ou les streams sur Twitch, mais ils n'ont pas été interdits pour autant». Si l'interdiction se concrétise, elle sait qu'elle devra s'adapter. Elle ne craint pas de rester sans travail, mais elle sait que beaucoup de jeunes créateurs se retrouveraient démunis. Ce qu'elle redoute le plus, c'est la perte d'une plateforme qui permet une authenticité rare dans le monde des réseaux sociaux. «Sur TikTok, les gens sont vrais, ils se montrent tels qu'ils sont. C'est ce qui rend cette communauté si spéciale». Quant à Anwar, également créateur de contenu, il voit TikTok sous un angle bien différent. Il y a un an, poussé par des amis qui étaient déjà actifs sur les réseaux sociaux, il fait ses débuts sur la plateforme. Aujourd'hui, il poste quotidiennement et réalise des milliers de vues. Toutefois, Anwar n'hésite pas à exprimer ses préoccupations face à ce qu'il considère comme un dérèglement de la plateforme. Pour lui, TikTok est devenu «quelque chose de néfaste» qui expose les jeunes à des contenus inappropriés et à de la désinformation. «On voit des comportements qu'on n'aurait jamais imaginés au Maroc. TikTok donne aux gens une poussée d'adrénaline avec leur notoriété, et ils se permettent de faire n'importe quoi». Anwar va plus loin en critiquant l'impact neurologique de la plateforme, affirmant qu'elle reformate la manière dont les utilisateurs interagissent avec le monde. Elle crée une addiction à la consommation de contenus rapides et sans réflexion. Même en tant que créateur de contenu, il constate un avant et un après dans sa propre capacité de concentration. Ce qui le préoccupe encore plus, c'est la façon dont TikTok impacte la vie privée. «TikTok, c'est comme une place publique», explique-t-il. «Des détails personnels, qui devraient rester privés, se retrouvent exposés à tous. Même des problèmes de couple se retrouvent en ligne». Pour Anwar, cette exposition incontrôlée est dangereuse et justifie une possible interdiction. En plus de cela, Anwar soulève la question de la liberté d'expression sur TikTok. «On parle de liberté d'expression, mais quand il s'agit de causes importantes comme la Palestine, beaucoup de contenus sont censurés ou limités,» souligne-t-il. Il estime que les plateformes comme TikTok ne sont pas aussi ouvertes qu'elles le prétendent et que certaines opinions, surtout celles liées à des sujets politiques sensibles, sont souvent restreintes. Il reconnaît que malgré ses aspects positifs (comme les initiatives de BookTok qui incitent les jeunes à lire), TikTok reste dominé par des contenus nuisibles. Pour lui, «l'une des façons d'éradiquer ces méfaits, c'est de supprimer TikTok, même si cela signifie sacrifier aussi le positif». «Si TikTok disparaît, je continuerai sur Instagram», confie-t-il. Avec une grande partie de ses abonnés en France, il sait qu'il peut s'adapter. Mais il sait aussi que cette interdiction poserait un défi pour les créateurs locaux qui dépendent de TikTok pour leur visibilité et leurs revenus. Présente sur TikTok aussi, Meryem Derni, créatrice de contenu, voit TikTok comme une plateforme au potentiel énorme. «TikTok permet de toucher un large public, de partager des idées créatives et d'engager des discussions enrichissantes,» explique-telle. Elle reconnaît toutefois que, comme toute technologie, la plateforme peut aussi être détournée à des fins moins nobles. Elle ne croit pas qu'une interdiction soit la meilleure solution. «Plutôt que de priver les créateurs et utilisateurs d'un espace d'expression, je pense qu'il serait plus judicieux de mettre en place des régulations adaptées,» affirme-t-elle. Selon elle, des règles claires pourraient aider à prévenir les abus tout en conservant les aspects positifs de l'application, qui profitent à des millions de personnes, y compris à des professionnels comme elle. «J'espère qu'une solution équilibrée sera trouvée», conclut-elle.