Après le verdict du CIRDI, le Maroc semble refuser de payer la mauvaise gestion de la SAMIR par son ancien propriétaire, considéré seul responsable de sa faillite. Retour sur un bras de fer qui tient le Maroc en haleine. "Le Maroc n'a pas gagné, mais il n'a pas perdu non plus", une phrase que ressassent souvent les praticiens du droit d'investissement qui avaient les yeux rivés sur le litige opposant le Royaume au milliardaire saoudien Mohammed Al Amoudi. Un litige aux allures d'un procès vindicatif attenté par l'ex-actionnaire majoritaire de la SAMIR qui a eu droit à 150 millions de dollars de dédommagements. Le montant ordonné par le tribunal du Centre International de Règlement des Différends relatifs à l'Investissement (CIRDI) n'est pas à la hauteur de ce qu'espérait l'homme d'affaires saoudien qui réclamait au départ 2,7 milliards de dollars d'indemnisation pour une faillite dont il est, pourtant, l'unique responsable.
Vers un acte 2 ? Certes, la sentence peut être perçue par l'observateur lambda comme une victoire pour le plaignant, il n'en demeure pas moins que les arbitres du CIRDI ont rejeté la plupart de ses demandes. Une conclusion que le gouvernement marocain a pris soin de mettre en valeur dans sa réaction officielle. Toutefois, l'Exécutif donne l'impression qu'il n'est pas satisfait de la sentence même si le plaignant n'a eu que 6% de la somme réclamée initialement. Les autorités marocaines n'excluent pas de faire recours à cette condamnation. "Cette option est toujours sur la table", nous confirme une source bien informée, rappelant que le fait que le Maroc soit condamné n'est nullement préjudiciable à son image. "C'est un gage de crédibilité, qu'on soit impliqué dans des litiges pareils montre que nous sommes soucieux de respecter les droits de nos partenaires étrangers, mais nous avons également l'obligation de faire valoir les nôtres", insiste notre interlocuteur.
Un procès complexe et éprouvant ! Dans le prétoire du CIRDI, le Maroc a fait preuve d'une ténacité vis-à-vis du plaignant en refusant tout arrangement à l'amiable, contrairement à ce que le Royaume avait coutume de faire dans des affaires pareilles. La procédure fut longue et éprouvante. La bataille judiciaire a commencé dès 2018 lorsque Corral Holding a initié, le 14 mars, une demande de constitution d'un tribunal arbitral auprès du Secrétaire général sur la base du traité d'investissement signé en 1990 entre le Maroc et la Suède. Le plaignant s'est prévalu d'une clause qui prévoit le recours au CIRDI en cas de différend entre l'Etat hôte et un investisseur de l'autre Etat contractant. Fallait ensuite constituer le tribunal, qui a pris quelques mois puisqu'il faut désigner trois arbitres, dont un choisi par le plaignant, le deuxième par le répondant, tandis que le troisième est nommé par un commun accord.
Des arbitres scrupuleusement choisis Corral a fait le choix de l'Américain Robert Smith, un spécialiste chevronné de l'arbitrage commercial qui enseignait à l'école de droit de Columbia. Du côté marocain, le choix a porté sur l'Italienne Loretta Malintoppi, avocate à la réputation reluisante vu qu'elle s'occupait des affaires de grande envergure. Elle fut sacrée en 2021 "meilleure arbitre" par la "Global Arbitration Review". Puis, la présidence du tribunal fut attribuée à l'avocat italo-britannique Luca G. Radicati di Brozolo. Les travaux ont commencé dès le 29 novembre 2018. Quelques mois plus tard, vers la fin d'avril 2019, les protagonistes ont entamé la bataille des preuves en déposant leurs mémoires sur le fond. Les auditions des parties concernées ont duré du 20 octobre 2021 au 22 octobre 2022, date d'une dernière audition tenue à Paris. Après que chaque partie a livré ses appréciations sur la question de l'indemnisation, le tribunal a clos la procédure, le 18 juin 2024, pour passer aux délibérations. Face au refus de la défense du Maroc, représenté par le Cabinet Naciri et associés, de transiger, les arbitres ont finalement opté pour une indemnisation minimale qui reste tout de même conséquente aux yeux du Front pour la sauvegarde de la SAMIR. "C'est une somme colossale qui va peser lourdement sur le budget de l'Etat", affirme El Houssine EL Yamani, Secrétaire général du Front, qui plaide pour le recours. Une option envisageable pour le gouvernement qui ne compte pas baisser les bras, d'autant qu'il s'estime irréprochable dans sa conduite vis-à-vis de Corral Holding, tenue seule pour responsable de la gestion calamiteuse de la raffinerie qui a mené à sa débâcle financière en 2015.
Le Maroc s'estime irréprochable Au sein de l'Exécutif, l'amertume de cette conviction est d'autant plus grande que le Maroc se voit comme un hôte exemplaire des investissements étrangers dont l'attraction est le principal objectif de la politique économique du Royaume. En réalité, le gouvernement se sent victime de sa bonne foi, bien qu'il soit l'accusé dans cette affaire. L'Argentière du Royaume, Nadia Fettah Alaoui, l'a dit haut et fort à chaque fois qu'elle s'est exprimée aux médias suite au verdict. "Nous demeurons persuadés que le Maroc a toujours eu une position juste vis-à-vis du groupe Corral". Ainsi, l'Etat refuse de supporter la ruine d'Al Amoudi, seul responsable de sa faillite.
Histoire d'une faillite spectaculaire Celle-ci n'est que le résultat de la privatisation de la société en 1997 qui s'est révélée, quelques années plus tard, catastrophique. Nombreux sont les observateurs qui estiment que c'est un péché originel vu qu'il ne fallait jamais, pensent-ils, confier un établissement si stratégique à un étranger. Cette décision a été prise par le gouvernement Abdellatif Filali. Il s'agissait à l'époque de la plus grande opération de ce genre depuis la fin des années 80. La cession de la société fut confiée au technocrate Abderrahmane Saaïdi, qui fut nommé, en 2001, à la tête de la raffinerie. Les ennuis ont commencé dès 2013 lorsque la société avait emprunté 200 millions de dollars à l'international avant d'annoncer l'année suivante 3,4 milliards de dhs de pertes. Il y avait clairement des indices de mauvaise gestion qui ont conduit finalement à un endettement insoutenable. Dès 2015, la faillite devient inéluctable avec une dette de 40 milliards de dirhams, dont la majeure partie due à l'administration des Douanes et le reste réparti sur des banques marocaines, qui furent visiblement impactées par ce défaut de paiement. En dépit des promesses d'Al Amoudi d'apporter des fonds propres, il n'en était rien, ce qui a contraint le Tribunal de Commerce de Casablanca à mettre la main sur la raffinerie dans le cadre d'une liquidation judiciaire prononcée en mars 2016. Depuis lors, la procédure a tourné en rond. Faute d'acheteur et de volonté de nationalisation de la part de l'Etat, le sort de la raffinerie et de ses salariés est resté hypothéqué. Trois questions à Houssine El Yamani : "Il est plus que jamais urgent de redémarrer le raffinage" * Pourquoi la condamnation du Maroc, même à une somme beaucoup plus inférieure à celle réclamée par le plaignant, pose-t-elle problème à vos yeux ? - Soyons lucides. 150 millions de dollars restent, quoi qu'on dise, une somme colossale qui n'est pas sans avoir un impact sur le budget de l'Etat. N'oublions pas aussi qu'elle s'ajoute à une série de pertes assumées par l'Etat depuis la privatisation de la raffinerie. Quoi qu'il en soit, c'est l'Etat marocain qui sort perdant. Je rappelle qu'avec cette enveloppe, on peut construire un CHU.
* Lorsqu'on remonte dans le temps, à qui incombe la responsabilité de la faillite de la raffinerie ?
- Il est inacceptable de supporter une nouvelle perte. Raison pour laquelle nous appelons depuis longtemps à l'ouverture d'une enquête pour élucider les circonstances de la faillite et déterminer les responsables. Comme nous l'avons revendiqué dans notre dernier communiqué, nous appelons également à récupérer les sommes perdues à cause de la mauvaise gestion.
* Concernant l'avenir de la raffinerie, le gouvernement lie le sort de la raffinerie au verdict du CIRDI. Maintenant, l'option d'un recours n'est pas exclue, ce qui risque de prolonger davantage ce dossier, qu'en pensez-vous ?
Nous pensons que le gouvernement a tort de lier l'avenir de la SAMIR à l'arbitrage du CIRDI. Notre position est claire. Il est urgent de redémarrer le raffinage le plutôt possible, que ce soit par la nationalisation directe par l'Etat ou par une souscription populaire ou la cession au secteur privé. Malheureusement, nous déplorons que nos doléances n'aient pas été prises en compte.
Litige au CIRDI : Les griefs du plaignant Pour faire valoir ses intérêts, Corral Holding, société de droit suédois, a fondé sa plainte contre le Royaume sur la base de la convention d'investissement qui relie le Maroc et la Suède. Signé en 1990 et publié au Bulletin Officiel dix-neuf ans plus tard (en 2009), cet accord porte sur la protection et la promotion réciproque des investissements. Le groupe suédois a accusé le gouvernement marocain d'avoir porté préjudice à son investissement dans la SAMIR et d'avoir fait perdre ses actifs. De leur côté, les avocats du Maroc ont dû prouver que le Royaume n'a, en aucune façon, violé les termes de l'accord. Cette convention énumère en trois pages des clauses garantissant la protection des IDE de chacune des deux parties signataires. L'article 2 demeure l'une des dispositions les plus importantes et les plus exploitables par la partie plaignante dans la mesure où "il appelle chaque partie à assurer en permanence un traitement juste et équitable aux investissements des ressortissants et des sociétés de l'autre partie en s'abstenant de prendre toute mesure injustifiée susceptible d'entraver leur gestion, leur utilisation et leur jouissance, leur vente ou leur liquidation".
Liquidation judiciaire : Le sempiternel marasme Depuis 2016, le Tribunal de Commerce de Casablanca a eu de la peine à trouver un nouvel acheteur pour la SAMIR dont les 867 salariés restent inquiets pour leur avenir. Nommé au départ pour superviser l'opération, le Syndic judiciaire Mohamed El Krimi a été remplacé, une année plus tard, par Abdelkebir Safadi. Ce dernier a eu beau avoir recours à tous les moyens, il n'est finalement parvenu à aucun résultat concret, sauf la prolongation de l'activité de l'entreprise pour continuer à préserver les droits des salariés et pouvoir utiliser ses capacités de stockage. Dès 2021, l'Etat avait manifesté sa volonté d'utiliser les bacs de stockage sans aller jusqu'au bout de sa démarche. Etrangement, les raisons de ce retrait restent inconnues jusqu'à présent. Bien qu'il ait fait appel à la Banque d'investissement CFG, le Syndic n'a rien obtenu de concret. Alors que le flou entourait la procédure qui n'avançait nulle part, le Tribunal de Commerce de Casablanca a annoncé, le 31 janvier, l'ouverture de la cession judiciaire des actifs de la raffinerie. Les investisseurs intéressés avaient un délai de 30 jours pour présenter leurs offres. En gros, il y a eu des tentatives de cession assez sérieuses mais qui n'ont pas abouti en fin de compte. On en cite celle du groupe émirati Petroen Engineering DMCC qui avait offert 2,4 milliards de dirhams en 2019. Quelques années plus tard, et précisément en mars 2023, une quinzaine d'investisseurs ont manifesté leur intérêt. Ces offres, dont la valeur varie de 1,8 à 2,8 milliards de dollars, ont émané de plusieurs pays dont l'Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, l'Inde, le Royaume-Uni, la France, l'Espagne et les Etats-Unis. Comme le gouvernement liait le sort de la raffinerie au verdict du CIRDI, ces offres nécessitent beaucoup de temps avant d'être tranchées. Rappelons que les actifs de la raffinerie sont estimés à 21 milliards de dirhams. Le redémarrage de l'activité de raffinage est jugé possible en huit mois, selon le Front de sauvetage de la SAMIR.