Douze ans après la Déclaration de Marrakech relative à la prévention de la corruption, le Maroc n'a toujours pas trouvé le bon mécanisme pour lutter contre ce phénomène qui lui coûte annuellement 50 MMDH. La digitalisation s'annonce comme une piste, mais elle est loin d'être la solution miracle. Détails. En mai 2021, la loi n°19-46 qui définit les prérogatives de l'Instance Nationale de la Probité, de la Prévention et de la Lutte contre la Corruption (INPPLC) est entrée en vigueur. L'idée derrière l'adoption de ce texte, qui opte pour un concept élargi de corruption, était de lutter contre la corruption de manière structurelle en s'attaquant aux niches financières et administratives, lesquelles coûtent annuellement à l'Etat quelque 50 milliards de dirhams (MMDH), soit près de 5% du PIB. Depuis lors, plusieurs initiatives ont vu le jour, dont la création du premier groupe «d'officiers» chargés des investigations, sans pour autant atteindre les résultats escomptés. C'est ce qui ressort de la conférence internationale organisée, les 24 et 25 octobre, par l'INPPLC, où le gotha de la lutte contre la corruption a listé les nouvelles tendances dans la lutte contre ce genre d'abus. Sans surprise, la digitalisation s'est imposée lors de cette messe de l'anti-corruption, vu les avancées réalisées sous d'autres cieux grâce à la dématérialisation de l'administration publique. « Avoir recours au digital veut dire limiter l'interaction humaine et par ricochet les situations menant à la corruption », souligne Twalib Mbarak, président directeur général de la Commission d'éthique et de lutte contre la corruption (CELC) au Kenya, notant que la numérisation avancée de l'administration permet également de fluidifier les procédures administratives, consolidant ainsi la confiance des usagers envers les institutions publiques.
Même son de cloche du côté du vice-président du Centre africain des études stratégiques et de la digitalisation, Zouheir Lakhdissi, qui considère la démocratisation du numérique comme une voie pour la désintermédiation citoyenne et donc la prévention et la lutte contre la corruption. Défenseur acharné des outils digitaux, Lakhdissi propose que toutes opérations impliquant des opérations financières soient numérisées, à l'instar du paiement des infractions routières. Une vision réalisable au Maroc, selon l'expert, du moment que le pays dispose déjà d'une expérience réussie en la matière, mais le grand défi réside dans l'éducation numérique aussi bien du citoyen que du fonctionnaire.
Changer les racines !
Car oui, depuis la mise en place de la stratégie nationale de la transition numérique, moult solutions numériques, telles que « Idarati » ou le programme « IGOV », ont été intégrées au sein des institutions de l'Etat, mais leurs résultats demeurent en deçà des attentes. Pour Rabha Zeidguy, membre du Conseil de l'INPPLC, ayant accompagné le chantier de la digitalisation depuis son état embryonnaire, ces solutions « ne peuvent avoir les effets escomptés que lorsqu'elles sont basées sur une méthode collaborative de conception où le citoyen serait au centre des préoccupations ». C'est ainsi qu'elle plaide en faveur d'un organe dédié à ce chantier stratégique, de sorte à adapter les solutions digitales aux nouvelles formes de corruption, qui sont en constante évolution.
Pour garantir la réussite du chantier de la lutte contre la corruption, Naïma Ben Wakrim, membre du Conseil de l'INPPLC, avance qu'il faut aussi savoir combiner le duo « prévention-répression ». En d'autres termes, mettre en place des procédures judicaires incontournables. Notre intervenante cite l'exemple de l'article 32 du code de procédure pénale qui oblige tout fonctionnaire à dénoncer les faits de corruption, sachant que l'article 18 de la loi sur la Fonction publique, relatif au secret professionnel, réserve ce droit aux hauts responsables. « L'intersection entre ces deux dispositions constitue un frein pour la prévention de la corruption », estime Rabha Zeidguy.
La transparence avant tout
Cette dernière a également évoqué la question de l'accès à l'information, qui demeure le premier pas à franchir pour faire barrage à ces pratiques abusives. C'est dans cette perspective que le Maroc a mis en place la loi n° 31.13 relative au droit d'accès à l'information, qui, toutefois, reste confrontée à de nombreux défis, liés notamment au comportement du personnel de l'administration publique. « Le fait de placer le curseur sur l'information qui peut être publique et celle qui ne doit pas l'être qui est très difficile car plusieurs fonctionnaires ont l'habitude de travailler dans une culture du secret et résistent aujourd'hui au changement », explique Rabha Zeidguy, qui épingle également la formulation très large des textes régissant le droit d'accès à l'information.
Ceci dit, le président de l'INPPLC, Mohamed Bachir Rachdi, affirme que désormais l'important est de montrer l'engagement de toutes les parties concernées par ce chantier à changer une réalité « concrète ». Un engagement qui se traduit tout d'abord par les conventions de partenariat signés en marge de la conférence précitée, et ce, douze ans après la Déclaration de Marrakech, mais aussi par les projets dans le pipe, annoncés par les différents participants.
Mina ELKHODARI Trois questions à Zouheir Lakhdissi : « Lutter contre la corruption est tributaire de la démocratisation numérique » - Le digital s'avère une grande opportunité pour le Royaume, notamment dans la lutte contre la corruption. A quel point ce chantier est-il en mesure d'aider le Royaume à prévenir ce phénomène ? - Le numérique repose essentiellement sur deux principes fondamentaux : la centralité du citoyen et l'orientation basée sur les données. Ces principes, associés à d'autres comportements tels que la collaboration et l'agilité, contribuent de manière significative à la lutte contre la corruption. Tout d'abord, en plaçant le citoyen au centre, on lui offre un accès maximal à l'information. Puis en adoptant l'état d'esprit et la culture numérique au sein des administrations, on permet au citoyen d'accéder à l'information à tout moment et en tout lieu, ce qui lui donne un rôle actif dans la lutte contre la corruption. D'autre part, en plaçant les données au cœur du processus, on aura la possibilité de détecter précocement des problématiques liées aux fraudes fiscales ou à d'autres mécanismes associés à la corruption. De plus, le numérique facilite la désintermédiation, c'est-à-dire l'élimination des intermédiaires, ce qui empêche ces derniers d'abuser de leur rôle entre le citoyen et l'administration pour en tirer profit. - Quelles solutions digitales se profilent dans ce sens ? - Aujourd'hui, tous les dispositifs digitaux qui permettent de garantir une certaine transparence de l'information et l'élimination des intermédiaires entre le citoyen et l'administration permettent automatiquement de lutter contre les faits de corruption. La meilleure façon reste donc de généraliser la digitalisation à une grande échelle. Plusieurs projets de digitalisation de l'ensemble des services de l'administration publique sont en cours, notamment l'identité numérique et le Gateway, afin de développer des liaisons intelligentes, propres et sécurisées entre les ministères. Ces plateformes permettent d'identifier le citoyen de manière unique, lui permettant donc d'accéder à des services de manière transparente sans passer par des intermédiaires. Le fait d'accéder à l'information permet au citoyen de récupérer de manière automatique tous les documents dont il a besoin sans passer par un intermédiaire. - Quels sont les principaux défis qui s'imposent dans ce sens ? - J'estime que le défi lié à la technologie est aujourd'hui derrière nous du moment que nous avons construit l'aspect de l'identité numérique et les moyens de paiement mobiles. Le vrai défi qui reste à relever est celui relatif à la culture, à même que l'opération liant le citoyen à l'administration puisse se faire de manière automatique, transparente et claire. Ceci sans oublier l'accompagnement et la formation des usagers et des fonctionnaires. Investissement : Quel dispositif de lutte anti-corruption ? « La prévention de la corruption revêt de plus en plus une dimension économique stratégique dans l'effort des pays en développement pour attirer des investissements pérennes et responsables ou des capitaux nécessaires au financement de leurs projets en vue de l'émergence internationale, estime Serigne Bassirou Guèye, président de l'Office national de lutte contre la fraude et la corruption au Sénégal. Raison pour laquelle ce dernier rappelle la nécessité pour chaque Etat d'élaborer une régulation saine des marchés, assurer les conditions de transparence, d'équité et de reddition des comptes en lien avec la participation active du monde de l'entreprise. Celle-ci, pour sa part, est tenue à mettre en place une politique claire et continue de prévention et de lutte contre la corruption. Il rappelle, dans ce sens, que plus de 400 entreprises dans le monde ne peuvent pas, actuelle- ment, être soumissionnées sur les projets de la Banque Mondiale à cause d'antécédents de fraude et de corruption. Conventions : Nouveau cadre pour l'échange d'expériences La conférence de l'INPPLC s'est soldée par la signature de deux conventions de partenariat autour de la prévention de la corruption, avec l'Autorité nationale du renseignement fi- nancier (ANRF) et le Groupe Banque Mondiale. L'objectif de ces conventions est de renforcer la coopération et l'échange d'expertises entre l'INPPLC, l'ANRF et le Groupe Banque Mondiale, afin d'améliorer la prévention, la détection et le traitement des cas de corruption et de criminalité financière. La première convention conclue avec l'ANRF vise à créer une synergie forte entre les deux institutions afin d'endiguer les actes de corruption qui représentent souvent l'une des sources principales de blanchiment d'argent, selon le président de l'INPPLC, Mohamed Bachir Rachdi. Il s'agit aussi, a-t-il précisé, de faciliter l'échange d'informations et d'expériences ainsi que la collaboration mutuelle, dans le but non seulement de combattre le blanchiment d'argent, mais aussi de lutter contre les infractions et les crimes qui en sont à l'origine et qui sont fréquemment liés à la corruption. Concernant la seconde convention signée avec le Groupe Banque Mondiale, le président de l'INPPLC a souligné qu'elle vise à établir un cadre pour l'échange d'expériences et pour le développement conjoint de nouveaux outils innovants, dans le but de renforcer les barrières contre les pratiques de corruption et améliorer la détection et le traitement des cas de corruption.