Le prix du kilo de tomates a presque doublé en l'espace de quelques semaines. En cause, les conditions climatiques, la hausse des prix des intrants et le dérèglement du marché. Faire ses courses est devenu une véritable épreuve pour le citoyen marocain. Viande, carottes, fèves, presque aucun produit n'est épargné. Depuis quelques semaines, un autre aliment s'est ajouté au lot, et pas n'importe lequel. Il s'agit de la tomate, dont le prix a atteint des sommets, se vendant à 10, 12, ou même 15 dirhams le kilo. Elément essentiel de la cuisine marocaine, la tomate est devenue inaccessible pour une grande partie des consommateurs. Si habituellement son prix flambe à l'approche du mois de Ramadan, cette année, la hausse a précédé le mois sacré de plus d'un mois, faisant craindre une augmentation des prix encore plus conséquente dans les semaines à venir.
A l'autre bout de la chaîne, les cultivateurs de tomates se plaignent d'une situation financière devenue insoutenable, cédant souvent leurs produits à perte. Comment alors expliquer cette situation ? Conditions climatiques, explosion des coûts, spéculation, dérèglement de marché, plusieurs causes se sont conjuguées pour aboutir à un prix déraisonnable de la tomate.
Vague de froid
La réponse se trouve dans la région du Souss. Ces plaines verdoyantes produisent près de 95% des tomates primeurs destinées au marché local et à l'export. Ce genre de tomates cultivé en plein champ est généralement récolté durant l'hiver. Mais cette année, la vague de froid a retardé la récolte. A l'issue d'une réunion qui s'est tenue dernièrement avec les parties prenantes du secteur, le président de la Chambre d'Agriculture de Souss-Massa a expliqué ainsi qu'"à cause de la baisse de la température, le fruit ne prend pas de couleurs". Malgré une production suffisante couvrant près de 3.900 hectares, le rendement atteint à peine 200 kilos par hectare, très loin de la tonne par hectare habituelle.
Ce retard de récolte a créé un décalage entre l'offre disponible et la demande, ce qui a précipité les prix vers le haut. Si une hausse de température devait rééquilibrer le marché, le problème est plus profond. "La situation des agriculteurs est insoutenable. Ils sont criblés de dettes et tous les coûts ont augmenté, des engrais jusqu'aux bacs à légumes", déplore Mohamed Ammouri, président de la COMADER.
Des intrants hors de prix
D'après les professionnels du secteur, cette hausse des intrants serait de l'ordre de 300%. Malgré cela, les agriculteurs ont continué à approvisionner le marché domestique, souvent à perte. "Entre 30% à 35% de la production de tomates sont dirigés vers le marché local, et l'agriculteur vend le kilo à 1,60 dirham, alors que son coût de revient est de 4,20 dirhams. Il ne peut retrouver l'équilibre financier en se passant de l'export", nous explique Lahoucine Aderdour, président de la Fédération interprofessionnelle marocaine de la production et de l'exportation de fruits et légumes (FIFEL). Ces pertes touchent particulièrement les petits et moyens agriculteurs, qui n'ont pas d'autre choix que d'écouler leur marchandise à des prix très bas.
Deux rounds de réunion ont déjà eu lieu entre les agriculteurs de la région et le ministère de tutelle, afin de trouver une solution. "Nous avons expliqué notre situation et prévenu les autorités qu'une suspension des exportations serait une catastrophe pour nous", poursuit Lahoucine Aderdour. Les répercussions de la suspension temporaire des exportations l'année dernière, décidée unilatéralement par le ministère de l'Agriculture, se font encore sentir chez les agriculteurs.
"Nous nous sommes donné jusqu'à fin février pour trouver une solution. D'ici là, si la température est plus clémente. Tout rentrera dans l'ordre en attendant que d'autres régions prennent la relève pour l'approvisionnement du marché. Mais pour le moment, le scénario de la suspension des exportations est exclu", nous dit le président de la FIFEL.
Si ni les agriculteurs ni les consommateurs ne sortent gagnants, les véritables bénéficiaires de cette situation se nichent entre les deux. "Les intermédiaires profitent de la conjoncture pour réaliser des gains indécents, et en dehors de tout contrôle", peste Mohamed Ammouri. De 1,60 dirham à la sortie de la ferme à 15 dirhams dans le marché, les intermédiaires se font les choux gras. En attendant que l'Etat prenne enfin ses responsabilités.
Soufiane CHAHID L'info...Graphie 3 questions à Lahoucine Aderdour "Les prix de vente n'arrivent pas à couvrir les coûts engagés par les agriculteurs"
Lahoucine Aderdour, président de la Fédération interprofessionnelle marocaine de la production et de l'exportation de fruits et légumes (FIFEL), a répondu à nos questions.
Quelles seront les répercussions sur les agriculteurs en cas de suspension des exportations ? Les petits et les moyens producteurs vont souffrir si on interdit l'exportation. Il ne faut pas oublier qu'entre 30% à 35% de la production de tomates est dirigée vers le marché local. Et pour cette quantité, les prix de vente n'arrivent même pas à couvrir la moitié des coûts engagés par les agriculteurs. Et c'est l'export qui aide un peu à retrouver l'équilibre financier. De plus, les charges ont presque doublé depuis quelques mois. Déjà pour l'année dernière, la suspension des exportations a été une erreur. Certains acheteurs internationaux n'ont pas renouvelé leurs contrats pour cette année. Quels sont les résultats des réunions avec le ministère de l'Agriculture ? Aucune décision n'est prise pour l'instant. Nous avons tenu deux réunions avec le ministère de l'Agriculture, et nous avons décidé d'attendre la dernière semaine de février dans la perspective que cette vague de froid passe. Parce que les conditions climatiques ont retardé les récoltes, et donc les rendements ont baissé. Donc, si les températures augmentent et que la production revient à la normale, les prix vont revenir à la normale. Sinon, on prendra une décision. On parle ici de la récolte hivernale, qui est assurée par la région du Souss. Pour le reste de l'année, d'autres régions assurent l'approvisionnement. Le marché local peut-il suffire pour assurer la survie des agriculteurs ? Jusqu'à aujourd'hui, on est à 50% de la production récoltée. On a vendu cette quantité sur le marché local à 1,60 dirham le kilo, pour un coût de 4,20 dirhams. Comment voulez-vous qu'on survive dans de telles conditions ? La question qu'on est en train de se poser est comment faire pour assurer que les 50% de récolte restantes couvrent au moins nos charges.
Propos recueillis par Soufiane CHAHID Marché agricole : Face aux intermédiaires, que faire ? La hausse des prix des tomates, ainsi que de la majorité des produits agricoles, est due principalement à la désorganisation du marché dont profitent les intermédiaires. En février 2022, un avis du CESE avait pointé les défaillances de ce marché et suggéré des pistes visant à améliorer sa gestion. Parmi ces défaillances figure la prolifération des intermédiaires. D'après l'institution, "leur extrême diversité, souvent non productive, en l'absence d'organisation et d'encadrement, pèse énormément sur le processus de commercialisation des produits agricoles". "Ces intermédiaires accentuent de manière significative la spéculation au niveau de l'aval de la filière agricole dont les conséquences sont palpables aussi bien sur le producteur que sur le consommateur, notamment pour les fruits et légumes, mais aussi lorsque le processus de commercialisation n'est pas accompagné par un contrôle continu, intensif et suffisant", poursuit le document.
Afin de mieux organiser le marché, le CESE recommande, entre autres, de procéder d'urgence à la réforme des espaces de commercialisation afin d'éviter les spéculations et la multiplication des intermédiaires. Cela passe par la mise en place d'une feuille de route concertée et participative pour réformer et moderniser les espaces de commercialisation, et par l'accélération de la réforme des marchés de gros. L'institution préconise également la mise en place d'un cadre réglementaire précis et opposable pour réguler et repenser le rôle et les missions du métier d'intermédiaire et expliciter ses droits et devoirs au niveau de la chaîne de commercialisation.
Hausse des prix : Un phénomène récurrent ? Bien que les causes soient différentes, l'augmentation soudaine des prix de la tomate est un phénomène récurrent, surtout en période hivernale. En 2022, le prix du kilo de tomates avait atteint 13 à 15 dirhams entre fin février et début mars. Comme cette année, cette hausse s'était également déroulée à un mois du début du Ramadan, et concernait également les tomates primeurs du Souss.
A l'époque, les professionnels avaient expliqué cela non pas par les conditions climatiques, mais par l'explosion des prix à l'international. Les agriculteurs avaient alors décidé de se tourner massivement vers l'export, ce qui avait provoqué une insuffisance d'approvisionnement du marché domestique. Pour maîtriser cette augmentation des prix, le gouvernement avait décidé, début mars 2022, de suspendre provisoirement l'export de tomates rondes. La décision avait été dénoncée par les professionnels du secteur, au motif que cela les poussait vers la faillite.