Après deux ans de fermeture, le retour à la circulation de marchandises avec les deux villes occupées est annoncé pour janvier prochain. Le Maroc avait résolu de rompre définitivement avec la contrebande occasionnée. Retour en arrière ou nouveau modèle de coopération ? C'était un des points d'achoppement dans les relations maroco-espagnoles. En marge des travaux de l'Assemblée Générale des Nations Unies, les ministères des Affaires étrangères des deux Royaumes se sont réunis pour convenir des prochaines étapes visant le renforcement d'une relation bilatérale de plus en plus vigoureuse, selon les termes précédemment énoncés dans la déclaration conjointe signée à l'issue de la visite officielle de Pédro Sanchez au Maroc, en avril. «Nous voulons aller plus loin, c'est pourquoi nous travaillons avec l'objectif de réaliser un passage terrestre pour les marchandises en janvier prochain», a déclaré à la presse le Chef de la diplomatie espagnole José Manuel Albares. «Nous avons convenu d'oeuvrer pour que le passage ordonné et progressif des marchandises aux postes de douane terrestres commence en janvier», a-t-il annoncé. Depuis deux ans, le trafic de marchandises est suspendu à travers les passages frontaliers de Tarajal (Sebta) et Béni Ensar (Mellilia). Sous couvert de rompre avec les pratiques de contrebande, qui concernaient près de 9.000 Marocains dont les fameuses «femmes-mulets », se révélaient en filigrane de cette suspension les prémisses da la crise diplomatique qui allait plonger les relations entre le Maroc et l'Espagne dans une situation de quasi-rupture. Entre temps, le Royaume s'était efforcé de trouver des alternatives à ces travailleurs devenus les « dommages collatéraux » d'une brouille qui les dépasse, en mettant en place une nouvelle Zone d'activités économiques (ZAE) à Fnideq. Vue sous cet angle, la décision de relancer la circulation de marchandises peutelle être considérée comme un retour en arrière ? Asphyxie économique Le trafic transfrontalier est une question de vie ou de mort pour les habitants de Sebta et Mellilia. Les deux villes « exportent vers le Royaume des marchandises représentant, à peu près, l'équivalent des exportations espagnoles en Australie», soulignait une étude de l'Institut Marocain d'Intelligence Stratégique (IMIS), publiée en février dernier. Le commerce transfrontalier représente la plus grande part du PIB de Sebta et Mellilia. Selon les données de la Direction générale espagnole des impôts, la contrebande entre Sebta et Fnideq se chiffre entre 6 et 8 milliards de dirhams par an. Depuis la fermeture des frontières, les deux villes croulent sous le poids d'une véritable asphyxie économique. Une situation qui a poussé le gouvernement espagnol à élaborer pour elles un plan de sauvetage socio-économique. D'après le quotidien El Pais - article publié fin juin 2021 -, ce plan prévoyait, entre autres, l'inclusion des deux villes dans l'Union douanière européenne, la réforme du régime économique et l'octroi d'avantages fiscaux pour promouvoir de nouveaux secteurs d'activité, comme le tourisme et les jeux d'argent en ligne. Pas de retour en arrière Le plus grand perdant des décennies du laisser-faire était le Maroc. En effet, «des réseaux de corruption ainsi que des organisations criminelles sesont multipliés autour de ce commerce illégal, faisant craindre des connexions avec des activités ayant un impact sur la sécurité globale», lit-on dans le rapport de l'IMIS. De plus, l'impact économique de la contrebande était destructeur pour l'économie nationale. «Un nombre grandissant d'acteurs économiques marocains structurés dénonce les distorsions concurrentielles, alors même qu'ils tentent d'augmenter leur empreinte commerciale sur des secteurs entrant en concurrence frontale avec les produits de contrebande», poursuit le document. D'après les estimations, le manque à gagner pour le Maroc serait de 12,5 milliards de dirhams. La question qu'on est en droit de se poser est : dans quelles conditions se fera le retour «ordonné et progressif » au trafic de marchandises ? «La contrebande qu'ont connue les deux présides avant l'été 2019 appartient à une époque révolue. Des instructions claires et strictes ont été données au service des douanes pour une tolérance zéro », avait annoncé Nabyl Lakhdar, directeur général de l'Administration des Douanes et Impôts Indirects, dans une interview au magazine Challenge, en mai dernier. «Aux yeux du Maroc, il n'y aura aucun retour en arrière pour autant qu'on parle ici seulement du commerce licite. Le Maroc, rappelons- le, est en train d'investir très fortement dans les zones du Nord afin de leur donner un substitut économique viable et alternatif à la contrebande qui prévalait jusqu'en 2019», estime Abdelmalek Alaoui, président de l'IMIS, dans une déclaration à « L'Opinion ». Une option que confirme la formulation du communiqué émis par la diplomatie marocaine pour annoncer cette relance et dans lequel l'accent a été soigneusement mis sur le caractère «ordonné et régulier» de la future relance. Soufiane CHAHID Trois questions à Ahmed Azirar
« Les femmes mulets sont, dans leur majorité, converties à d'autres activités plus dignes » Ahmed Azirar, économiste, Directeur des recherches à l'Institut Marocain d'Intelligence Stratégique (IMIS), a répondu à nos questions.
-Quelle est votre lecture de l'annonce de la reprise du commerce avec Sebta et Melilia ?
La mise en place des douanes commerciales était l'une des principales conditions pour relancer les échanges commerciaux et mettre fin à la contrebande aux portes des deux villes, après plus de deux ans de fermeture. Melilla avait déjà un bureau de douane à la frontière de Beni-Ensar, mais il a été fermé par le Maroc le 1er août 2018, après plus de six décennies de fonctionnement. Pour rappel, l'année précédant sa fermeture, la douane espagnole à ce poste a enregistré des transactions commerciales de l'ordre de 40 millions d'euros.
Avec la fermeture de la frontière en mars 2020, dans le sillage de la Covid.19, la contrebande a cessé à travers Sebta et Melilla. Les Marocains, commerçants et travailleuses et travailleurs, se sont retrouvés en chômage, Sebta et Melilla en crise. Plusieurs entreprises espagnoles, durement touchées, ont dû fermer leurs portes ou déménager vers Almeria et Malaga, notamment, pour continuer à exporter vers le Maroc.
Avec la clarification des relations diplomatiques entre le Maroc et l'Espagne, le redémarrage des relations commerciales légales n'a été retardé qu'à cause de la nécessité de création d'un bureau de douane à Sebta pour que les deux postes soient activées en même temps.
Ce sera donc fait pour offrir aux opérateurs les conditions pour agir dans la légalité en déclarant leurs marchandises conformément à la réglementation internationale et de s'acquitter des droits de douane correspondants. Les portes de Sebta et Melilla avaient besoin de relations saines pour reprendre une activité normale. - Pensez-vous qu'il y a un risque de retour à la contrebande ?
- L'engagement marocain est clair. C'est un NON catégorique. Des zones d'activités nouvelles ont été créées autour des 2 villes pour que les commerçants marocains puissent agir de manière transparente et légale. Aussi les « femmes-mulets » ont dans leur majorité été converties dans d'autres activités plus dignes et humainement valorisantes. L'alibi social ne tient donc plus. - Quel modèle pour gérer cette reprise ?
- C'est le modèle en vigueur légalement au Maroc. L'on sait que les deux portes sont particulièrement sous surveillance pour des considérations de sécurité et de lutte contre les activités criminelles (drogue, trafic de personnes) ; c'est déjà une source de quiétude. Au plan commercial, les règles en vigueur en matière d'accès des marchandises au territoire national et de sortie, sont rodées et devraient s'appliquer normalement. Les autorités seront fermes et agiles ; il appartient aux commerçants et aux citoyens, en général, de comprendre que les « choses ont changé » et que la soumission aux lois et règles en usage s'impose à toutes les régions du Royaume. Reste à continuer à soutenir les travailleurs transfrontaliers à se redéployer et aux zones d'activités autour de Sebta et Melilia à continuer leur développement. Il y va de bonnes relations internationales, et de protection raisonnée de l'économie nationale et de la dignité des citoyens. Propos recueillis par Anass MACHLOUKH