Le terme « critique » est surchargé de sens. Ses usages sont aussi divers que leurs domaines d'application. Outre le littéraire, le philosophe (par ailleurs bien avant le littéraire) le rattache à l'idée de crise et en fait une condition nécessaire à l'autonomie du sujet humain. Quant au sociologue, Pierre Bourdieu en est une parfaite illustration, il ne dissocie pas sa discipline de l'activité (auto)critique. Le retour aux anciens peut nous éclairer davantage car il nous permet de restituer aux mots et aux idées leur teneur historique. J'en veux pour preuve cette manière par laquelle Jean Le Clerc conçoit la tâche du critique (restons ici dans le domaine littéraire) dans son Ars Critica publié en 1702 : « Art de comprendre les anciens auteurs, qu'ils se servent de vers ou de prose ; art de discerner ceux de leurs écrits qui sont authentiques et ceux qui sont apocryphes ; et aussi de discriminer ceux qui sont conformes aux règles de l'art et ceux qui s'en écartent ». Malgré la dimension normative, voire rigide, de cette conception de la critique, il n'en demeure pas moins qu'elle pointe la question de « la distinction » qui est au coeur de l'acte critique. Dans la critique littéraire, « juger » n'est pas une fin en soi. Le jugement vise à distinguer le bon grain de l'ivraie ou, pour reprendre les mots de Jean Le Clerc, l'authentique de l'apocryphe. Il faudrait souligner par ailleurs que cette fonction de la critique a pris, au cours de l'histoire, la forme d'une restitution. Restituer à un texte ce qui lui manque en ayant une bonne connaissance de son histoire. Ici, le philologue assume la fonction du critique littéraire. Beaucoup plus tard, Albert Thibaudet (un siècle nous sépare de lui) épinglait trois manières d'exercer la critique : spontanée, professionnelle et celle menée par des maîtres, selon ses propres mots consignés dans sa Physiologie de la critique. La première manque de profondeur à cause de sa nature expéditive. La deuxième est liée à l'enseignement car exercée par des professeurs dont le but est de transmettre un savoir. La troisième (qui ne réussit que rarement) est pratiquée par des écrivains confirmés. Elle est caractérisée par sa dimension créatrice. Ce qu'on pourrait retenir de cette triade, c'est la diversité du paysage critique. Un paysage partagé entre celui qui se contente d'une lecture superficielle, celui qui cherche à transmettre un savoir ordonné et celui qui a l'ambition de faire oeuvre de création. Ces trois regards (car on parle du regard critique) font la même activité, mais avec des ambitions et des moyens très différents. La publication d'un roman est saluée comme on congratule un voisin Outre ces considérations, la critique littéraire est une activité qui exige de celui qui la pratique d'être attentif à la composition d'une oeuvre et aux trouvailles langagières de l'écrivain, sans oublier la pensée qui circule dans son oeuvre. La création littéraire nous offre des mondes possibles dans lesquels se déroulent des expériences « feintes » susceptibles de nous inciter à penser. Ces expériences nous aident tant bien que mal à nous orienter dans le monde où il nous a été donné de vivre. Un critique littéraire est sensible à la capacité qu'a un écrivain de créer une atmosphère dans son oeuvre. Son expérience de lecteur qui fréquente assidûment les oeuvres du passé lui permet de percevoir ce qu'il y a de nouveau, voire d'original dans un texte ; l'originalité étant une nouvelle façon d'énoncer ce qui a déjà été dit. Tout est dans cette « nouvelle façon » de faire ! De ce fait, le critique littéraire est nécessairement un censeur averti dont le métier est de parler des livres qu'il a lus pour maintenir le goût littéraire le plus loin possible des déformations qui le guettent. Il n'y a pas autant de goût que d'individus comme les imposteurs veulent nous en convaincre ! Le goût littéraire est une affaire d'expérience esthétique qui s'acquiert par une accumulation de lectures d'oeuvres qui ont résisté à l'usure du temps et qui ont transcendé leur lieu de naissance. Il s'ensuit qu'un critique littéraire paraît nécessairement comme un personnage désagréable capable d'infliger des blessures narcissiques aux rédacteurs qui usurpent l'identité d'écrivain. Mais pour que le critique littéraire puisse exercer efficacement son activité, il faudrait qu'il appartienne à un champ littéraire sinon autonome, du moins indépendant... Ce n'est malheureusement pas le cas du champ littéraire marocain ! C'est ce qui explique les éloges et congratulations à tout-va. La honte de qualifier un navet de chef-d'oeuvre ne frôle même plus l'esprit de certains damnés de la terre mus en critiques du dimanche. Cela prouve par ailleurs qu'on est plus dans une forme de sociabilté ordinaire que dans des pratiques relevant des règles propres à un champ littéraire. On salue un roman, un recueil de poésie ou de nouvelles comme on congratule un voisin qui vient d'avoir une promotion dans son entreprise : un simple et banal devoir de voisinage ! Khalid ZEKRI Professeur de littérature et Auteur de : Modernités arabes- De la modernité à la globalisation