« Ce que nous attendons depuis l'enfance est le dérangement de l'ordre dans lequel nous étouffons ». Ainsi Georges Bataille (1847-1962) résume-t-il ce qui constitue l'attrait de l'art. A parcourir l'histoire des arts plastiques au Maroc, l'inquiétante impression est qu'il n'y a peut-être jamais du réel autrement que dans l'indéterminé ou dans l'illusion. Certes, la scène artistique a acquis la conscience de son rôle culturel, mais il reste des documents épars à consulter comme les monographies réalisées, les biographies, les catalogues raisonnés, les expositions rétrospectives de tel ou de tel artiste pour sonder les terrains d'éclosion des non-dits, des non-vus, et des indéterminés à partir de thèmes ancrés dans la trilogie du sacré à savoir la religion, la politique et la sexualité. Ces non-dits naissent-ils des désirs individuels ou en contre point à la culture officielle ? Sont-ils dans la plupart des expressions tacites d'une culture artistique identitaire ? Ces non-dits révèlent-ils la polémique née de la manipulation culturelle de concepts relatifs aux styles artistiques et investis d'une aura et projets sur des artistes différents en genre ? Bref, pourquoi finalement les arts plastiques adoptent un langage de création qui parle de tout mais ne dit pas tout ? Historiquement, la plupart des vocations artistiques furent, au début, impérieuses, secrètes et sacrilèges. Concrètement, on ne sait pas, par exemple, quel chemin empruntait Jilali Ben Chelan, auteur de scènes et de passages, ni El Menbhi qui fut autodidacte attentif à ce qu'il pouvait apprendre et comment il l'apprend, ni sur My Ahmed Drissi qui a appris tout seul à dessiner en utilisant la laine du mouton brûlée et des pigments naturels, ni sur Mohammed Ben Allal, le « douanier Rousseau » du Maroc et qui aura sa première exposition à Washington en 1952 ? En outre, on constate que la quasi-totalité des peintres sont parfois obligés de faire leur filiation artistique à des maîtres réels ou imaginaires. En effet, dégager ce qui est à l'origine de l'oeuvre, l'aptitude de l'artiste, sa vision du monde, les archétypes voilés qui se manifestent autrement se révèle une tâche fastidieuse. Mais on sait bien que la particularité de l'art marocain est qu'il est pris entre deux rives ; occidentalisme et orientalisme, entre deux fantaisies entrecroisées qui correspondent à un désir historique de reconsidération de la vision du monde et de sa matière, bref à un projet d'élaboration esthétique en perpétuelle dynamique. Mourir à ses sens pour découvrir la vérité Dans ce sens, on peut évoquer le sens artistique qu'acquiert la calligraphie par exemple au Maroc. Khatibi affirme à propos de cette pratique artistique que si Dieu est caché, ne reste aux hommes que l'écriture pour célébrer son visage invisible. Et la calligraphie serait ce qui « livre l'âme du croyant à l'angoisse de l'invisible ». Or, cette interprétation n'est pas complète parce qu'il existe aussi une calligraphie abstraite qui n'est pas forcément opposée aux contraintes religieuses. Un grand nombre de Lettrecistes, à tout le moins au Maroc, sont des croyants, mais avec une identité ouverte et non-communautariste. D'où parfois, leur usage de signes préislamiques ou proches de l'écriture chinoise. C'est confirmer que l'art au Maroc n'est qu'un point de départ pour quelque chose qui le dépasse. De même, lorsqu'on évoque les débuts de l'art au Maroc, on suit toujours ce passage de la figuration à l'abstraction, notamment géométrique qui échappe aux conventions standardisées et au goût de l'orientalisme. Transformés par la pensée symbolique, parfois par l'initiative individuelle, les arts au Maroc explorent différents styles. Alors où commence pour nous et où s'arrête le visible, c'est-à-dire ce qui est reproductible en formes matérielles ? Quel rôle joue l'image dans l'économie de l'imaginaire marocain ? Peut-on fixer toutes les traces dans le silence de la contemplation, dans la captation fugitive des sensations ? Mais il faut aussitôt dire que l'aboutissement n'est pas plus intéressant que ne l'est l'oeuvre examinée dans son ensemble. C'est le processus qui permet de passer de l'un à l'autre qui importe, car c'est ce qui permet de sortir de la fermeture du sens. Un mot clé de la pensée mystique est celui d' « al-fanna », c'est-à-dire qu'il faut mourir à ses sens pour découvrir la vérité de l'énigme. Cette vérité correspond chez certains artistes au refoulement de situations vécues intensément, notamment les traumatismes d'enfance, les déceptions, etc. du côté d'un récepteur, on peut parler d'une oscillation entre la maîtrise de l'histoire réelle de l'art au Maroc, et l'élaboration de discours critiques suivant élogieux à l'égard des artistes amis. Le non-dit de la pratique plastique semble refléter une double impasse, entre incapacité à oraliser le visuel et préméditation à déjouer les contraintes de l'expression artistique. Parfois, la culpabilité d'avoir été témoins passifs de l'histoire marque certaines oeuvres. Que dire aussi des oeuvres inachevées volontairement ou involontairement et qui sont jugées inexposables aux yeux du marché de l'art, souvent fluctueux, informel et mésaventureux. Que dire aussi de la quête douloureuse de certaines figures transgressives de l'art au Maroc qui fuient devant la banalisation des démarches artistiques ? Tout cela nous amène donc à poser la question quant à la façon de lire l'histoire de la pratique plastique au Maroc avec toutes les conséquences sociétales que cela implique. En rendant visite à certains artistes, tous disent utiliser des techniques, locales ou empruntées, qu'ils détournent pour des raisons diverses. Mais ce qui n'est pas dit, c'est qu'eux-mêmes se font détourner par l'univers technique hybride dans des situations artistiques en décalage par rapport aux discours qui animent profondément la société. Bref, la pratique plastique au Maroc sert d'antichambre à la dynamique de la société marocaine. Hassan LAGHDACHE Chercheur en esthétique