Une fois n'est pas coutume, un grand quotidien espagnol a interpellé le gouvernement Sanchez sur sa gestion de la relation avec Rabat. Doyen des quotidiens madrilènes, ABC s'interroge sur les pertes économiques qu'occasionne l'attentisme de Madrid sur les récentes évolutions du dossier des Provinces du Sud. La position ambiguë de Madrid sur la question du Sahara, notamment après la reconnaissance par Washington de la marocanité du Sahara, commence à susciter des questionnements même au niveau de l'opinion publique espagnole. En témoigne la « une » du doyen des quotidiens madrilènes, ABC : L'Espagne risque de perdre l'opportunité du Sahara. Une sortie qui dénote avec les habituelles couvertures et articles soutenant les thèses séparatistes. Signé par Javier Fernandez Arribas, cet article appelle le gouvernement Sanchez à emboîter le pas aux Etats-Unis et reconnaître la proposition marocaine d'autonomie des provinces du Sud. Une reconnaissance qui permettrait, selon l'auteur, de sécuriser des possibilités d'investissements dans la région. Les provinces du Sud qui font naturellement jonction entre l'Afrique de l'Ouest et l'Europe représentent un gisement de croissance pour les investisseurs désirant investir dans l'un des marchés les plus prometteurs au niveau mondial. Le terrain, élément clé de l'analyse L'auteur de l'article ne s'est pas limité à émettre un avis depuis Madrid, mais s'est rendu sur le terrain, citant des officiels comme le président du Conseil régional de Dakhla, le directeur du Centre Régional d'Investissement, le président du Centre Régional du Tourisme ou encore un homme d'affaires marocain en quête d'opportunités dans la région de Dakhla. Pour le journaliste espagnol, le constat est clair : le positionnement de son gouvernement prive les investisseurs ibériques de relais de croissance, alors que l'économie du pays continue de panser encore les plaies occasionnées par la crise de 2008 et subit aujourd'hui de plein fouet les contrecoups de la pandémie. Double discours et diplomatie tiède Tourisme, énergies renouvelables, pêche, agriculture ou encore logistique, tels sont les secteurs porteurs dans les provinces du Sud, autant d'opportunités que les opérateurs espagnols ne peuvent faire fructifier, vu l'incertitude politique qui entoure la question. Une incertitude qui provient aujourd'hui du « double jeu » de membres de la coalition gouvernementale au pouvoir à Madrid. Là où les ministres PSOE jouent la carte de la retenue sur la question, plusieurs représentants d'Unidas Podemos multiplient les actions en faveur des thèses séparatistes. Un double discours de la coalition gouvernementale qui serait, selon le quotidien madrilène, l'une des causes de l'ajournement à février prochain de la Réunion de Haut Niveau (RHN). La réaction « tiède » de la Moncloa suite à la proclamation du 10 décembre, conjuguée à des relations au ralenti entre les deux Royaumes, risque d'entraîner un nouvel ajournement de la Réunion. Et ce, malgré l'importance de son ordre du jour, notamment concernant les questions d'immigration. Obsolescence de la logique de la guerre froide En continuant à analyser la problématique du Sahara, sous le prisme de la guerre froide, beaucoup à Madrid ne prennent pas en compte les changements politiques que connaît l'Algérie. En effet, le voisin de l'Est, partie prenante du conflit artificiel, traverse depuis le départ de Bouteflika une série de turbulences. L'arrivée à la présidence d'Abdelmadjid Tebboune et la purge qui s'en est suivie dans les services de renseignements et dans l'étatmajor de l'armée, augurent, selon ABC, « de meilleures dispositions pour négocier une solution finale ». Acculé par une situation économique et sociale explosive, conjuguée aux contrecoups de la pandémie, le timing actuel serait favorable pour que le régime algérien abandonne certaines de ses positions historiques, elles aussi héritées de la période de la guerre froide, en contrepartie d'accords et partenariats économiques. Une conjoncture qui pourrait donner un coup de fouet au processus de négociation parrainé par le Conseil de Sécurité de l'ONU et permettrait par ricochet d'améliorer les conditions de vie de milliers de sahraouis coincés à Tindouf. Le quotidien rappelle la dépendance de Madrid aux exportations de gaz algérien, tout en rappelant le risque qu'encourt l'Espagne à se retrouver isolée sur la question, vu « l'imminence d'un alignement de pays européens sur la vision américaine, notamment le Royaume Uni ». Pour Fernandez Arribas, la Moncloa ne devrait pas se leurrer sur l'attentisme français, qui, en plus d'être un soutien historique du projet d'autonomie des provinces du Sud, semble surtout inquiète de la montée en régime des anglo-saxons dans une zone qu'elle estimait faire partie de son pré-carré. La menace terroriste Le risque de porosité entre les campements de Tindouf et les bandes terroristes qui écument le Sahel, représente également une source d'inquiétude pour le quotidien. En effet, pour farder les conditions de vie désastreuses des habitants de Tindouf, les séparatistes contrôlant les camps de réfugiés ont fait le choix d'un bellicisme débridé envers le Maroc. Ce qui se traduit par une « militarisation » des nouvelles générations nées dans les camps, fantasmant sur la reprise d'une guerre avec le Maroc. Une possibilité qui reste peu probable, vu l'état de l'outil militaire du Polisario comme de celui de son parrain algérien. Une fanatisation de la jeunesse des camps, qui, face aux contradictions de leurs donneurs d'ordres, pourraient être poussés dans les bras des groupes terroristes sahéliens. Des mouvements qui disposent de fonds conséquents et ne cracheraient pas sur cet apport en hommes rompus aux techniques de combat et habitués à la vie dans le désert. La « neutralité » espagnole sur la question reposerait, selon ABC, sur « un conditionnement politique affectif visant à protéger le plus faible, mais qui, en réalité, est apparue depuis comme une manipulation ayant altéré la vie de milliers de personnes ». La publication, traditionnellement de droite et pro-atlantiste, a tenu à rappeler ce que signifierait un Sahara sous influence algérienne. En d'autres mots, un scénario favorable aux thèses séparatistes ferait craindre l'apparition de bases militaires russes sur l'Atlantique ! Le bon Moro vs le mauvais Moro L'attitude des gouvernements comme celle de l'opinion publique espagnole, depuis la Marche verte, face au Maroc, s'explique par un parti pris historique. En clair, comme le montre l'historien Eloy Martin Corrales, dans son ouvrage « L'image du maghrébin en Espagne », les provinces du Sud n'étaient pas perçues par les Espagnols comme un protectorat, mais comme une colonie espagnole. Contrairement à la frondeuse région du Rif, les militaires espagnols n'ont pas vécu de guerre totale comme celle menée contre les rifains, et les sahraouis n'ont jamais servi de supplétifs pour les troupes franquistes lors de la guerre d'Espagne. En clair, les garnisons et populations civiles stationnées dans les villes de Laayoune, Sidi Ifni, Dakhla et Tarfaya n'avaient aucun contact avec les populations locales, sauf pour des échanges commerciaux. Une dichotomie qui explique la distinction faite dans la perception espagnole, entre le bon Moro sahraoui, d'un côté, et le mauvais Moro frondeur du Nord du Royaume, de l'autre. Repères ABC, le Survivor Fondé en 1903, par le Marquis Torcuato Luca de Tena, ABC est un journal de tendance conservatrice et monarchiste. Soutien de l'aristocratie et de la bourgeoisie espagnoles durant la République, il survivra à la période trouble de la guerre civile (1936 à 1939). Malgré des tensions avec le régime franquiste, l'orientation catholique, monarchiste et de droite du quotidien facilitera son maintien et il devient même l'un des principaux porte-voix du régime franquiste. Le quotidien réussira aussi à survivre à la transition démocratique jusqu'à nos jours, se plaçant en opposition aux socialistes menés par Felipe Gonzalez et ayant pour principal concurrent El Pais, réputé de centre gauche. Perte d'influence culturelle Contrairement au Nord du Royaume où la culture et la langue espagnoles restent fortement présentes, cette situation est loin d'être la même dans les provinces du Sud. Le centre culturel espagnol Cervantès n'a ainsi ouvert ses portes à Laâyoune qu'en 2020, alors que seuls les plus anciens continuent de parler la langue. Bien que beaucoup d'habitants de Laâyoune ou Dakhla continuent d'enchaîner les allers-retours avec les Canaries, le lien entre Madrid et ses ex-colonies baisse d'intensité année après année. Un lien qui n'a rien de comparable avec le réseau d'ONG et de soutiens aux thèses séparatistes qui pullulent en Espagne et qui multiplient les déplacements dans les campements de Tindouf.