La surprise, qui nous vient des Etats-Unis et de Grande-Bretagne, c'est que souhaiter un « joyeux noël » soit perçu comme une agression verbale et psychologique à l'égard de tous ceux qui ne sont pas chrétiens et n'ont donc aucune raison de célébrer l'enfant Jésus. En ces temps de globalisation et d'immigration massive, le raisonnement des adeptes de ce énième «politiquement correct» est simple : la convivialité pacifique et respectueuse entre personnes et cultures différentes dans un même espace social ne serait possible qu'en évitant toute référence publique, ou même entre amis, aux préférences religieuses de chacun. Le christianisme apparaissant comme une religion dominante et impériale, tout n'est pas faux dans cette nouvelle règle des bonnes manières. La preuve ? On conteste rarement la célébration de l'Aïd par les musulmans ou celle de Hanouka par les juifs, généralement perçue comme la célébration d'une diversité cultuelle. L'arrogance du fondamentalisme religieux Pourquoi alors cette mauvaise conscience des bien pensants progressistes ? La logique du mouvement pour en finir avec Noël comme fête sociale semble surtout viser à interdire tout autre manifestation religieuse publique. Si les chrétiens, musulmans, juifs, boudhistes et les autres milliers de cultes ou de sectes veulent célébrer leur fête, qu'ils le fassent seulement entre eux, afin de ne pas blesser les sentiments de leurs concitoyens qui prient différemment. Dans un monde qui s'enfonce toujours plus dans la violence et l'arrogance du fondamentalisme religieux, l'idée peut paraître juste. Sauf que souvent les bonnes intentions mènent directement à l'enfer. Sous prétexte de respecter à la lettre les croyances de tout le monde, on risque d'arriver tout droit à une société encore plus intolérante. Une société où ces mêmes croyances ou les dérives qu'elles suscitent - ne peuvent jamais être discutées, et encore moins critiquées, ni par les adeptes d'autres religions ni même, et c'est le plus grave, par ses propres enfants. C'est exactement sur ce point que les athées ou laïcs politiquement corrects se rencontrent avec les fondamentalistes religieux. Promouvoir un débat public sur la foi et la raison La raison en est simple. L'humanisme laïc a fait une critique radicale de la religion, de toutes les religions, en décrétant qu'il s'agissait seulement de croyances irrationnelles et arriérées. Le monde fut alors divisé entre la raison d'un côté et la foi de l'autre. Et la foi a été considérée comme un simple sentiment qui n'avait ni à être expliqué ni à être discuté rationnellement. Cela signifie que tout débat théologique est un leurre dans la mesure où « on croit » ou « on ne croit pas ». Cette vision implique que tout individu rationnel ne peut avoir la foi et que celui qui a la foi n'a rien à voir avec la raison. C'est exactement la position des fondamentalistes les plus extrémistes qui refusent tout débat sur leur propre dogme et affirment être les seuls à savoir interpréter la volonté divine. Rien donc ne sert de discuter, il suffit d'obéir. Le résultat, c'est que le monde avance à grands pas vers des sociétés archaïques et intolérantes et des guerres de religion. La seule manière de combattre ce retour au Moyen Age serait de promouvoir le débat public sur la foi et la croyance de tout un chacun. Ce serait reprendre la discussion sur des positions théologiques divergentes, sur l'athéisme et le séculier. C'est là le meilleur anti-dote contre les dogmatismes imposés. Il est urgent de rétablir le dialogue entre la foi et la raison avant qu'il ne soit trop tard. Discrimination des femmes et renaissance arabe Est-il besoin en effet de rappeler que tout développement et toute modernisation des sociétés sont freinés, voire carrément empêchés, par le détournement ou la perversion des dogmes religieux ? Un récent rapport de l'ONU, rédigé par une équipe d'experts arabes, rappelle ainsi avec force que la question de la femme est au coeur de la modernisation des sociétés arabes. «La promotion des femmes est une condition sine qua non de la renaissance arabe», affirme le Pnud (Programme des Nations unies pour le développement) pour qui la très forte inégalité hommes - femmes est décisive dans le retard très important accusé par cette zone par rapport à l'Amérique latine ou l'Asie. Si un sondage mené en Egypte, Jordanie, Liban et Maroc montre que l'immense majorité des hommes et des femmes arabes aspire à plus d'égalité entre les sexes, le problème c'est que la domination des sociétés par «des forces politiques conservatrices et inflexibles qui protègent les cultures et valeurs masculines» fait obstacle à la libération des femmes. Racisme latent et irrévérence salutaire. Dès lors, cette pression du conservatisme conjuguée à celle des islamistes tend à bloquer toute évolution. Les exemples abondent : si les caricatures d'un dessinateur danois contre le prophète sont inacceptables et si certaines critiques de l'islam relèvent d'un racisme latent intolérable, on ne peut en aucun cas mettre sur le même plan une irrévérence salutaire ou le refus de l'intolérance religieuse que manifestent intellectuels et journalistes arabes dans leurs propres sociétés. Comment croire que l'interdiction d'un magazine pour «atteinte à la religion islamique» - quoi qu'on pense de ses outrances réelles ou supposées « à la morale et aux murs »- soit de nature à contribuer au règlement d'un problème aussi complexe que l'islamisation des sociétés de la région ? Il y a là comme un terrible malentendu. La tentation est grande parmi les progressistes défendant la sécularisation de leur société de tester « l'ouverture politique du régime » à son acceptation de l'expression d'une irrévérence religieuse. Mais en interdisant purement et simplement celle-ci , l'Etat n'est pas loin quant à lui d'obéir à des considérations politiciennes. Or celles-ci s'apparentent à des concessions qui ne font conforter le refus de débat des islamistes les plus radicaux et ne règlent surtout rien des problèmes qui leur permettent de prospérer. En réalité , l'ouverture d'un régime, surtout dans des sociétés empreintes de religiosité, se teste à sa capacité d'ouvrir un espace, voire d'imposer la liberté d'un débat théologique réel.