« La Belgique est un pays récent ne dépassant pas 176 ans. Les Marocains constituent le tiers de sa population. Les preuves ne manquent pas pour prouver ce fait », affirme Mohammed Chkri, Belge d'origine marocaine. Cela peut paraître invraisemblable, une sorte de surenchère chauvine pour tous ceux qui voient en l'Europe une forteresse chrétienne fermée aux autres confessions et nationalités. La réalité est tout autre, la Belgique présente en effet un modèle d'intégration réussie des immigrés, du moins en ce qui concerne la Belgique francophone. Ces derniers sont devenus, grâce à cette politique d'ouverture, une vraie communauté intégrée, loin du concept étriqué de minorité d'immigrés repliés sur eux-mêmes. Mieux, ils forment désormais une partie intégrante de l'histoire de ce pays. Stalingrad et Lemounier, deux des plus grandes avenues sises au coeur de la ville de Bruxelles, n'ont rien à envier à leurs homologues au Maroc : les magasins et les cafés portant des noms arabes et français dont la plupart appartiennent à des Marocains, fréquentés par des clients originaires du Maroc. Ainsi donc, accompagné d'un groupe d'amis, dont Saïd Amrani qui a été mon compagnon d'études à l'université de Tétouan, avant que nous prenions ensemble le chemin de l'exode vers une vie meilleure en Europe, nous nous déplacions d'un café à un autre, du café Avenida au café Al Yamama, nous régalant de verres de thé marocain à la menthe ou du café préparé selon les rites marocains, se remémorant, le temps d'une gorgée, la chaleur de la vie universitaire d'antan, loin des fameux verres du café au lait froid à la belge. Tout dans ces cafés te fait rappeler le Maroc, les bribes des conversations animées qui te parviennent, la gestuelle, les traits des visages. Tu n'as point quitté le Maroc. Rien ne manque dans ces deux boulevards. « Si tu as besoin, nous explique Abdou en mariant gestes et propos, de journaux marocains, toutes tendances confondues, partisanes ou indépendantes, la librairie Benjelloun est là pour te servir. Si tu veux acheter les dernières parutions arabes au Maroc ou ailleurs dans le monde arabe, c'est vers la librairie Arrisala que tu dois te rendre. Pour ton rasage, une dizaine de coiffeurs sont prêts à t'accueillir. Pour tes voyages, des agences marocaines t'offrent leurs prestations. Même les sociétés de construction, d'informatique et les magasins de couture ou pour la vente de vêtements appartiennent à des Marocains. » Les noms des magasins aux deux boulevards Stalingrad et Lemounier te renseignent sur les villes d'origine de leurs propriétaires : café Avenida appartient à un ressortissant marocain de Tétouan, où l'on peut d'ailleurs trouver un café du même nom ; La boutique portant le nom de Marrakech est la propriété d'un Marocain originaire de Marrakech, et le restaurant Pasadena, lieu de rencontre privilégié de Marocains, dont le propriétaire Abdelkarim est toujours là pour t'accueillir, de son sourire bienveillant, te proposant les meilleurs plats aussi divers qu'exquis, pour les meilleurs prix, te fait rappeler un restaurant du même nom à Tanger. ALemounier, on a, paraît-il, pensé à tout. On y trouve même une salle de fêtes pour célébrer les mariages à l'instar de celles qui existent au Maroc. Jadis, les immigrés marocains profitaient des vacances de l'été pour célébrer les fêtes du mariage au Maroc. Aujourd'hui, les Marocains résidant en Belgique, notamment à Bruxelles n'ont plus besoin de se rendre dans leur pays d'origine pour ce faire. « Les fêtes du mariage, précise Mohammed Boukerna, député au Parlement national belge, sont célébrés ici en Belgique, notamment à Bruxelles où vivent désormais plus de 100 mille Marocains. Depuis cent ans des familles entières de Marocains se sont installées ici, regroupant des générations et des générations. Trouver son âme soeur n'est désormais plus chose difficile. Mieux, tout ce dont on a besoin pour célébrer les mariages est disponible : salles aménagées, groupes musicaux, femmes pour le maquillage des futures mariées » Sur le plan social, les Marocains vivent dans les différents quartiers de Bruxelles. Grâce aux communes urbaines, la plupart d´entre eux possèdent des maisons avec des prix raisonnables (Location selon les salaires). C'est là un vrai facteur d'intégration qui contribue par ailleurs à leur stabilité ainsi qu'à celle des autres immigrés originaires d'autres pays, prévenant du même coup les disparités sociales criardes. Cependant, le quartier Moulmbek au coeur de Bruxelles est une sorte de 'république' ou 'royauté' marocaine -selon les tendances politiques de tout un chacun- par excellence. « Il est un phénomène, signale Boukerna, fort révélateur à ce propos. Au mois du Ramadan, avant que le muezzin n'annonce la rupture du jeûne, les rues de ce quartier Moulambek grouillent du monde. Après, quand tu ne trouveras dehors âme qui vive. Les rues sont vides, après que les habitants se soient rendus chez eux pour prendre 'le ftour'. C'est comme si on était dans quelque quartier de l'une des villes marocaines. » D'aucuns pensent que l'indépendance économique dont jouissent les Marocains résidant en Belgique est le signe d'un farouche combat quotidien qu'ils ont longtemps livré contre l'exclusion et la xénophobie, tablant, comme leurs homologues en France, en Espagne et en Italie, sur l'économique et les professions libérales. Cela est probablement vrai pour les ressortissants marocains vivant dans ces derniers pays, mais dans le cas de la Belgique c'est différent. En effet, la présence économique des ressortissants marocains notamment à Bruxelles fait pendant à une intégration politique sans pareil dans les autres pays de l'Union européenne. Deux ans auparavant, une Marocaine, Amina Temsamani a été nommée, peutêtre pour la première fois dans toute l'Europe, ministre au gouvernement national belge, avant qu'une autre femme maghrébine, algérienne précisément, ne fût nommée dans le gouvernement de Raffarin en France. Qu'une femme marocaine ait pu accèder au poste de ministre au gouvernement national, montre que les possibilités d'ascension sociale sont offertes aux immigrés marocains dans ce pays. On trouve en effet un grand nombre de ses concitoyens dans les communes et les Parlements régionaux. Pendant notre séjour à Bruxelles, nous avons eu l'occasion d'en rencontrer quelques uns. « Sur 27 députés du Parti socialiste au Parlement de la région francophone, 15 sont d'origine marocaine. D'autres députés marocains représentent également des partis comme le Parti libéral ou des Verts », déclare à La Vérité Fatiha Saïdi. On compte par ailleurs 5 députés d'origine marocaine au Parlement national, dont Boukerna pour la région francophone et les autres pour la région flamande. Les communes constituent le symbole de l'intégration politique, car ils regroupent toutes les tendances politiques ainsi que toutes les races qui font la richesse de la Belgique. On trouve en effet 19 communes à Bruxelles, dans chacune pas moins de 5 ou 6 élus d'origine marocaine. Leur nombre total dépasse 70 députés communaux. « C'est tout simple, a confié Fouad El Hssaini à La Vérité. La Belgique, à la différence de presque tous les autres pays de l'Union européenne qui ont privilégié l'aspect social au détriment des autres aspects, a depuis le début opté pour l'intégration totale, sur tous les plans, des immigrés. Et ce en accordant aux Marocains, pour ne citer que ceux-ci, la nationalité belge. Ainsi ces derniers ont-ils eu la possibilité de participer pleinement dans la vie politique. Qui plus est, la législation belge prévoit des sanctions contre les personnes qui s'abstiennent de voter. Aussi trouve-t-on les Marocains voter en faveur de leurs concitoyens. » Les Pères fondateurs Mohammed Boukerna nous a résumé son experience vis-à-vis de certaines décisions émanant de Parlement belge allant à l'encontre de leur pays d'origine : « Nous agissons toujours selon nos convictions démocratiques, au bénéfice de ceux qui ont voté pour nous. » Cependant force est de reconnaître que l'acquisition de tous ces droits n'a pas été de tout repos. La première génération s'est dépensée sans compter pour avoir voie au chapitre, et pour que les générations suivantes puissent cueillir les fruits d'un combat pour la confirmation du soi. D'ailleurs, il s'agit d'un processus continu, notamment aujourd'hui où l'Europe semble renier ses immigrés, suite aux attentats de New York, Madrid et Londres. Pour Kamal Messaoudi : « Comparée aux autres capitales européennes, la situation est bien meilleure ici à Bruxelles. Cela a été possible grâce aux actions conjuguées des hommes comme Baroudi, Al Azaar, Cherradi, Sbaïti entre autres. Aux yeux de la deuxième génération, ces personnages sont des symboles vivants d'abnégation. D'autres personnes emboîtent aujourd'hui le pas à ces pionniers, en militant au sein des différentes institutions afin d'arracher plus de droits, ou du moins à préserver ceux déjà acquis.» La députée parlementaire, Fatiha Saïdi, semble du même avis. «El Baroudi, a-t-elle déclaré à La Vérité, représente pour moi un modèle vivant, autant par son action politique que pour ses prises de position en matière d'immigration. Chaque fois que j'ai besoin d'un conseil à ce propos, je recours à lui. Depuis les années soixante, il a, ainsi que d'autres personnes de sa génération, soulevé les problèmes de la langue, de la religion et de l'intégration. Grâce à lui et à ceux de sa génération, le gouvernement belge a pris conscience de l'importance de ces problèmes, et a su tirer profit de leurs points de vue en la matière, pour mettre en place une législature répondant aux revendications des immigrés. Cela n'a eu lieu dans d'autres pays de l'Europe que trop tard, après que les problèmes se sont empirés. Les Marocains ici en Belgique doivent beaucoup à El Baroudi et aux gens comme lui. » Au bord de l'avion qui me ramenait en Espagne, après mon séjour en Belgique, j'ai pris conscience que j'ai parlé seulement à des Marocains, fréquenté des restaurants et des cafés appartenant à des ressortissants marocains, visité des quartiers et des librairies dont les propriétaires sont d'origine marocaine, je me suis donc demandé si je n'étais pas plutôt dans une ville marocaine ! Les gros nuages qui couvraient le ciel de Bruxelles attisaient encore plus mon désarroi. Mais, au fur et à mesure que l'avion quittaient la zone nuageuse, vers un espace plus dégagé, la réponse faisait jour en moi, limpide et clair : « J'étais dans un quartier belge dans la capitale Bruxelles, en compagnie de Belges d'origine marocaine. » Je me suis alors remémoré les propos de mon ami Mohammed Chkri affirmant que les Marocains constituent le tiers des habitants de la Belgique. Il a raison. Les Marocains étaient déjà fortement présents dans l'histoire de ce pays, quand des centaines d'entre eux sont morts dans la bataille d'Arden, pour défendre l'intégrité territoriale de la Belgique. Leurs dépouilles gisant dans le cimetière Jumblox, à 30 Km de la capitale, témoignent de ce sacrifice. Mieux, d'autres Marocains ont contribué à l'édification de l'économie belge, durant les dernières décennies. Ils ont donc mérité pleinement leur intégration au sein d'une société ayant fait preuve d'une grande capacité d'ouverture. C'est là un modèle que les autres pays comme la France et l'Espagne doivent suivre.