Il y a quelques mois, ils étaient déjà montés sur les toits, sans que cela ne porte à conséquence pour eux. C'est munis de drapeaux d'Al Qaïda et armés de coutelas qu'une soixantaine d'entre eux ont été stoppés à Tanger alors qu'ils voulaient rallier Rabat. Ils sont dans tous les cortèges du 20 Février et participent au dévoiement de ce mouvement. On peut légitimement croire que la libération de douzaines d'entre eux et leur statut de détenus politiques, décerné par le tout nouveau Conseil national des droits de l'Homme, les ont enhardis. Ils sont sur le registre des libertés et des droits humains, eux dont l'idéologie est l'antithèse même de ce qu'ils revendiquent. Accros à la violence, ils sont en train de faire chavirer l'effervescence que connaît la rue. Ils représentent un véritable danger pour la stabilité et pour la démocratie. La complaisance de l'Etat est un fait que les développements condamnent. Cette complaisance est à plusieurs niveaux. En prison, ils ont un statut privilégié et se comportent en nababs. Au vu et au su des gardiens, ils organisent le commerce à l'intérieur des prisons et s'en assurent le monopole par la violence et la force du nombre. Par ce biais, leur capacité de recrutement des détenus de droit commun est renforcée. Dehors, ils ont pignon sur rue, leurs Chioukhs libérés sont invités à toutes les conférences. Les partis politiques ne sont pas blancs comme neige dans cette affaire. Ils sont tétanisés face à cette mouvance, surtout dans le contexte actuel. Or il est de leur devoir de mener la bataille idéologique, de dénoncer les dérives, les appels à la violence d'un courant qui les déclare eux-mêmes apostats. Il leur faut expliquer que celui-ci n'a pas sa place en démocratie et assumer cette position. Le mouvement du 20 Février a fait des Salafistes des icônes. Il a réclamé et obtenu leur libération, puis les a intégrés à ses cortèges. Ce sont eux qui ont appelé à la manifestation interdite contre le siège de la DST. Les jeunes ne montrent aucune réticence et encore moins de capacité de défense face à cette mouvance. Cette offensive de la Salafiya se nourrit de toutes ces carences, mais aussi de la conviction générale qu'il y a eu des abus dans leur dossier. Cette conviction ne justifie pas l'indulgence. Elle doit avoir des suites juridiques sous forme de révision des procès et non pas des effets compensatoires politiques sous forme de complaisance. Après la mutinerie et les multiples exactions, il est temps de réagir, chacun dans son domaine. L'Etat doit faire appliquer les lois en vigueur et défendre l'espace public. Les partis et les ONG doivent défendre la démocratie et s'élever contre les idéologies liberticides. Les intellectuels et les oulémas doivent dénoncer l'obscurantisme de cette pensée qui n'est que la matrice nourricière du terrorisme. La démocratie trahie hakim arif S'il y a une qualité que tout le monde reconnaît au mouvement du 20 février, c'est bien sa méthode pacifique et renouvelée. Les manifestants protègent les biens des citoyens et font très attention à toute sorte de dérapages éventuels. On peut dire, sans trop craindre de se tromper, que les jeunes du 20 février sont des démocrates et qu'ils militent pour un Maroc meilleur, pour eux et pour tout le monde sans exception. Tout le monde ? Voir. La démocratie est certes nécessaire, mais elle peut aussi se retourner contre les démocrates eux-mêmes. Récupération Les Salafistes ont largement profité des mouvements de protestation qui ont ponctué la vie politique marocaine depuis le 20 février. Alors que les jeunes militent pour une véritable démocratie, les Salafistes en ont profité pour imposer leur vision et faire pression sur le système judiciaire afin qu'il libère les prisonniers de leur courant. Déjà, on peut déceler une volonté de récupérer le mouvement du 20 février au bénéfice des radicaux qui ont démontré leur aversion pour tout ce qui est démocratique. La démocratie étant associée à l'Occident, il est facile pour eux de la diaboliser. A leurs yeux, la seule voie possible est le retour aux enseignements des aïeux. Le danger est évidemment grand. La démocratie pour laquelle plusieurs partis ont milité depuis l'indépendance du pays risque de faire les frais de ce jeu à risque. Les Salafistes se font donc entendre à la faveur de la liberté d'expression. Le courant devient plus dangereux quand il verse dans le «Jihad», d'où le terme de Salafiya Jihadiya. Cette mouvance ne se limite pas à la prédication. Elle dépasse cette action pacifique pour faire du Jihad l'essence même de ses activités. Les Salafistes préfèrent le combat armé, seule action capable de «libérer les pays musulmans de toute occupation étrangère», mais également de «renverser les régimes des pays musulmans», qu'ils jugent impies, pour instaurer un «Etat authentiquement islamique». De Kaboul à Casablanca Né dans les années 80 en Afghanistan, le salafisme jihadiste agissait contre l'occupation soviétique. Des Salafistes d'Arabie-Saoudite ont alors uni leurs forces à celles des Frères Musulmans. C'est pourquoi les Salafistes ne diffèrent pas tellement de ces derniers. Pour les uns comme pour les autres, les Salafistes qui limitent leur action au prêche sont des hypocrites travaillant pour le compte des Etats-Unis et, par conséquent, méritent le Jihad. Au Maroc, la pensée jihadiste a suivi le mouvement. A la faveur de la guerre d'Afghanistan. A l'époque, le monde occidental encourageait le combat contre l'occupant soviétique, et la mode s'est répandue dans les pays musulmans. Avec toutefois des degrés dans l'intégrisme. Dans certains pays comme l'Algérie, au début des années 90, les dégâts du jihadisme ont été énormes avec des centaines de milliers de personnes assassinées, souvent égorgées dans leur sommeil. Le pays ne s'en est jamais véritablement relevé, et le processus de réconciliation lancé par le président Abdelaziz Bouteflika est toujours l'objet d'une actualité polémique. Le Maroc a eu sa part de cette mode qui a touché jusqu'à l'aspect vestimentaire. Barbe farouche, sandales de cuir, bonnet blanc, pantalons et chemises afghanes pour les hommes, burqa noire pour les femmes. Des maîtres à penser de ce mouvement, importé, ont pris la parole pour inciter leurs disciples à combattre tout ce qui a une relation avec l'Occident. Un nouvel Islam a alors été inventé, sans relation de parenté avec celui pratiqué au Maroc. Ladite démarche prétend tirer ses enseignements uniquement du Coran et de la Sunna (paroles et faits du prophète Mohamed). Nébuleuse tentaculaire La Salafiya Jihadiya recrute ses adeptes et ses soldats dans les banlieues pauvres des grandes villes, profitant de la fragilité sociale et économique des recrues. Les Salafistes sont très proches de ce qui est appelé Groupe islamique combattant marocain (GICM), un des premiers groupes terroristes au Maroc. Pour les spécialistes, s'il est difficile de repérer les Salafistes sur le terrain, c'est parce qu'ils sont organisés d'une manière particulière. La Salafiya n'est pas une organisation compacte et homogène. Elle est fragmentée et fédère plusieurs groupes fondamentalistes comme Al Hijra wa Takfir, Atakfir bidun Hijra, Assirat Al Moustakim, Ansar Al Mahdi ou encore les Afghans du Maroc. De petites cellules locales et autonomes composent la nébuleuse jihadiste. Selon des sources du renseignement, les groupes marocains reçoivent une assistance opérationnelle du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), rebaptisé Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Les conseils stratégiques viennent directement d'Al Qaïda au Moyen-Orient. Ingratitude Les attentats du 16 mai 2003 ont été commis par un de ces groupes autonomes qui n'ont pas de liens opérationnels entre eux. Les services de sécurité marocains ont alors ratissé très large, ce qui a donné lieu à des arrestations qualifiées d'abusives par les Jihadistes et par des organisations des droits de l'homme. Certains de ceux qui avaient soit encouragé, soit préparé, soit encore fait l'apologie de l'acte terroriste du 16 mai, ont été libérés sur grâce royale. D'autres sont encore en prison, parmi lesquels : Youssef Fikri, Mohamed Damir, Saleh Zarli, Abderrazak Faouzi, Kamal Hanouichi, Bouchaib Guermach, Lakbir Koutoubi, Bouchaib Mghader, Omar Maârouf et Laarbi Daqiq. Mohamed El Fizazi, considéré comme le chef spirituel de la Salafiya Jihadiya, a été condamné à 30 ans de prison ferme. La grâce royale lui a redonné sa liberté. Il multiplie aujourd'hui les déclarations pour dire qu'il veut agir dans la légalité. Or, juste après sa sortie de prison, au lieu de remercier les jeunes du 20 février qui ont appelé à la libération des Jihadistes, il a mécontenté tout le monde en accusant le 20 février de compter dans ses membres des déviants et des «déjeuneurs de ramadan». Il a ainsi donné la preuve que les Salafistes prennent toutes les bouées de sauvetage, sans se demander qui tient la corde. Mais une fois sur la berge, ils lapident ceux-là mêmes qui les ont sauvés. Les cerveaux de l'hydre jihadiste Youssef Fikri, l'émir de sang Le nom de Youssef Fikri restera dans les annales judiciaires du pays comme celui de l'un des jihadistes les plus violents de la mouvance salafiste. A la tête de «Al Hijra wa Takfir» à 24 ans, l'émir de sang, qui n'a pas usurpé son sobriquet assassin, a tué son propre oncle, pour «consommation d'alcool» et «adultère». Il est également l'ordonnateur du meurtre, le 10 septembre 2001, de Aziz Assadi, un jeune notaire jugé «impie», enlevé, égorgé puis jeté dans un puits à Aïn Harrouda. Ses 30 complices et lui avoueront une trentaine d'assassinats «d'ennemis de Dieu» à Casablanca, Salé et Kénitra. Youssef Fikri écopera de la peine capitale, tout comme son bras droit, Mohamed Damir. Abou Hafs, anges et démons Abou Hafs, de son vrai nom Mohamed Abdelouahab Rafiki, 37 ans, est considéré comme l'un des principaux idéologues de la mouvance jihadiste. Connu à Fès pour ses prêches virulents, soupçonné d'être derrière les milices islamistes punitives qui sévissaient alors dans la ville, le jeune imam, 27 ans à l'époque, sera arrêté puis condamné à 30 ans de prison le 26 septembre 2003, dans le cadre du 16 mai à Casablanca. Dans une interview accordée à Maroc Hebdo en novembre 2002, Abou Hafs clamait ne pas avoir besoin de «cette nébuleuse et machiavélique machine appelée démocratie», tout en appelant à «couper les mains des fraudeurs et des voleurs». En 2009, la Chambre criminelle près la cour d'appel de Casablanca ramènera la peine de A. Rafiki à 25 ans. En mars 2010, Abou Hafs et Hassan Kettani, considéré comme l'un de ses amis proches, rédigent un livret blanc dans lequel ils disent rejeter toute violence et aspirer à la réconciliation. Hassan Kettani, le salafisme BCBG Chef spirituel renommé de la Salafiya Jihadiya, Hassan Kettani, natif d'une famille bourgeoise de Fès, représente en quelque sorte le visage «BCBG» de la nébuleuse fondamentaliste. Il s'était fait connaître par un sermon particulièrement haineux au lendemain de la cérémonie officielle organisée à la Cathédrale de Rabat en mémoire des victimes du 11 septembre 2001. Hassan Kettani a eu maille à partir avec les autorités avant son arrestation dans le cadre des attentats du 16 mai 2003. Poursuivi, à l'instar d'Abou Hafs pour «association de malfaiteurs, atteinte à la sécurité intérieure de l'Etat, actes de sabotage et assassinats, tentatives de sabotage avec préméditation et complicité dans des actes de violence ayant entraîné une invalidité permanente», Hassan Kettani est condamné à 20 ans de prison ferme, peine confirmée en appel en 2009. Miloudi Zakaria, la charia ou la mort L'émir du courant «Assirate Al Moustakime» (le Droit chemin), enfant de Douar Skouila, a connu la prison une première fois pour avoir dirigé avec les membres de son groupuscule la lapidation à mort d'un jeune dealer de drogue à Sidi Moumen, Fouad Kerdoudi, en février 2002. Miloudi Zakaria sera arrêté au lendemain du 16 mai 2003, notamment pour ses relations avérées avec certains des 12 kamikazes, puis condamné à la prison à perpétuité. Entre temps, le chef d'Assirate aura mené moult équipées punitives, parfois de mèche avec Youssef Fikri, pour «nettoyer» les quartiers miséreux de la périphérie casablancaise de ses «mécréants», au gré de fatwas et de tribunaux populaires. Miloudi Zakaria décèdera à la prison de Kénitra le 14 novembre 2006, à l'âge de 36 ans, des suites d'une crise d'asthme aiguë. «Les affrontements de Salé sont une grande folie.» Abderrahim Mouhtad, président de l'Association Annassir en soutien aux familles des détenus islamistes. Entretien réalisé par Salaheddine Lemaizi L'Observateur du Maroc. Qui assume la responsabilité des affrontements dans la prison locale de Salé ? Abderrahim Mouhtad. Ce qui s'est passé est regrettable et irresponsable. Je salue, tout même, la réaction pondérée de l'Etat, sinon cela aurait été la vraie catastrophe. La responsabilité incombe à une aile radicale des détenus de la prison. Ces personnes ne croient ni dans le dialogue, ni dans des solutions pour leur dossier. Ceci dit, les autorités ont commis une erreur en mêlant cette catégorie avec le reste des détenus. L'administration devait classer les islamistes selon leurs idées et leurs courants. Ainsi, on trouve les jihadistes qui ont eu des expériences en Irak ou en Afghanistan, avec les takfiristes qui ne pratiquent pas la violence et la troisième catégorie, qui est majoritaire et innocente. Les leaders de cette mutinerie sont les radicaux et l'ensemble des détenus de ce quartier pénitencier a payé pour les actes des autres. Ces radicaux sont connus des autorités et ils doivent être punis selon la loi. En ce moment, on ne sait pas où se trouvent ces personnes. Et on attend toujours la version et le bilan officiel des blessés des deux côtés. Ces personnes sont-elles prêtes à s'intégrer dans une société plurielle ? Les événements de Salé, de Fès, de Tanger et de Kénitra montrent que nous sommes devant des groupes hétérogènes. Il existe des détenus qui cherchent une issue à ce dossier et il y en a d'autres qui ne veulent faire qu'à leur tête. Ils ont une obédience jihadiste. D'ailleurs ces détenus ne sont pas soutenus par notre association. Nous sommes avec ceux qui cherchent des compromis dans le cadre de la loi marocaine. Il est dommage que les groupes radicaux aient mené ces actions qui vont certainement nuire à la résolution des dossiers de l'ensemble des détenus. J'insiste pour dire que ce sont quelques détenus jugés dans le cadre des dossiers de la «Salafiya Al Jihadiya» qui ont pris part aux affrontements. Les meneurs sont même minoritaires et durant les affrontements ils se croyaient dans une guerre jihadiste, comme si l'Etat est devenu un ennemi. Comment résoudre selon vous cette question ? Je le dis et je le répète, la société doit assumer ses responsabilités à l'égard de cette population. Il faut que des psychologues et des sociologues travaillent avec ces détenus. La prison seule ne résout rien. Ces affrontements sont une grande folie, ce qui confirme que ces radicaux seraient mieux à l'hôpital psychiatrique qu'en prison.