Plus d'un an après l'assaut terroriste sur Bombay (166 morts), le processus de paix entre l'Inde et le Pakistan, les deux puissances nucléaires d'Asie du Sud, demeure plus que jamais dans l'impasse. A défaut d'un affrontement armé, la guerre des mots continue d'opposer les deux Etats rivaux nés de la sanglante partition, en 1947, de l'empire britannique des Indes, nourrissant une crise de confiance qui n'en finit pas d'empoisonner le climat stratégique dans la région. La tension est à nouveau montée ces derniers jours à la suite de la révélation par la presse indienne de la révision de la doctrine militaire engagée par l'armée indienne. Selon le quotidienTimes of India, l'état-major des forces indiennes réuni en conclave fin décembre 2009 à Simla, une localité de l'Himachal Pradesh agrippée aux contreforts de l'Himalaya, a décidé d'améliorer sa capacité d'ajustement à un environnement régional jugé de plus en plus menaçant. Les stratèges militaires ont notamment affiné la doctrine du "double front", euphémisme désignant le double péril présenté par le Pakistan et la Chine. Les chefs de l'armée indienne veulent pouvoir mener simultanément des offensives sur leur frontière occidentale, théâtre historique de la rivalité avec le Pakistan, mais aussi dans le nord himalayen, où les contentieux territoriaux avec la Chine (Ladakh, Arunachal Pradesh) ont gagné en gravité tout au long de l'année 2009. Les Chinois n'ont pas encore officiellement réagi à cette révision doctrinale de New Delhi, même si des analystes proches du régime de Pékin avaient déjà décodé dans des termes alarmistes le glissement stratégique indien illustré par une hausse de 29 % des dépenses militaires pour l'année 2009-2010. De leur côté, les Pakistanais ne se sont pas privés de s'émouvoir bruyamment de cette évolution. Outre le concept de "double front", qui vise en fait surtout la Chine, ils s'inquiètent de la notion de "démarrage à froid" (cold start) débattue par le conclave des chefs militaires indiens à Simla. La formule désigne l'aptitude dont serait dotée l'armée de New Delhi de frapper le Pakistan avec le minimum de préparatifs afin de renforcer l'effet de surprise. Les Indiens veulent tirer les leçons d'un fâcheux précédent, celui de la mobilisation de leurs troupes en décembre 2001, suite à l'assaut du Parlement indien par des terroristes pakistanais, où les unités impliquées avaient mis au total un mois à se mettre effectivement en place. Réagissant à ce raidissement stratégique de New Delhi, le chef d'état-major de l'armée pakistanais, le général Ashfaq Kayani, a mis en garde à Islamabad contre "l'aventurisme"indien. Dans la presse, les commentateurs pakistanais s'alarment. L'ex-ambassadeur du Pakistan à Londres et à Washington, Maleeha Lodhi, brandit dans une tribune du quotidienThe News la menace d'une nouvelle "course aux armements" en Asie du Sud. L'émotion est d'autant plus vive à Islamabad que le chef d'état-major de l'armée indienne, le général Deepak Kapoor, avait déjà évoqué à l'automne l'hypothèse d'une "guerre limitée". L'attitude de New Delhi semble s'expliquer par la volonté d'exercer une pression psychologique sur son voisin afin d'éviter une réédition de l'assaut sur Bombay, perpétré fin novembre 2008. En dépit des dénégations officielles d'Islamabad, les Indiens sont convaincus que les commanditaires de cette attaque sans précédent sont liés à une faction de l'Inter Service Intelligence (ISI), les fameux services secrets de l'armée pakistanaise. Aussi ont-ils suspendu le processus de paix, conditionnant sa reprise à l'arrestation et la condamnation des véritables instigateurs de l'assaut sur Bombay. Au-delà, ils exigent le"démantèlement" des réseaux djihadistes que les services de l'ISI avaient historiquement couvés pour frapper les intérêts indiens au Cachemire ou en Afghanistan. Pour l'heure, les dirigeants pakistanais ont sacrifié au strict minimum. Dans ce contexte, la question du Cachemire, la principale pomme de discorde entre les deux Etats, demeure d'une brûlante acuité. Les Américains n'ont pas caché leur souhait de voir New Delhi assouplir sa tutelle sur cet Etat fédéré à majorité musulmane - le seul de l'Union indienne - afin de désamorcer un front qui handicapait jusque-là la mobilisation pleine et entière d'Islamabad contre les foyers talibans sanctuarisés le long de l'"autre frontière" - à l'Ouest - dans les zones tribales proches de l'Afghanistan, comme le Sud et le Nord-Waziristan. A l'heure oùBarack Obama intensifie son effort de guerre sur le théâtre afghan, le calcul de Washington est que l'apaisement au Cachemire peut contribuer à lever une hypothèque à la coopération du Pakistan dans la lutte anti-Al-Qaida au coeur de la bande frontalière pachtoune. C'est probablement pour complaire aux Américains que New Delhi a récemment consenti quelques gestes. Les Indiens ont annoncé leur intention de réduire leur déploiement militaire au Cachemire - mais sans donner de chiffres -, arguant de la baisse du niveau de violence dans cet Etat, qui fut la cause de trois des quatre guerres (celles de 1947, 1965 et 1999) ayant opposé les deux pays. D'autre part, des discussions secrètes entre le gouvernement de New Delhi et des factions de la guérilla indépendantiste locale seraient en cours. La situation sur place demeure toutefois très volatile, comme l'illustre l'opération de type commando qui a coûté la vie à un policier, mercredi 6 janvier, à Srinagar, le chef-lieu du Cachemire. La presse indienne a relevé qu'il s'agissait de la première opération de type "fedayin" depuis deux ans. Les deux assaillants retranchés dans un hôtel ont été tués par la police jeudi. Le signe que certains groupes djihadistes n'ont pas intérêt à ce que le Cachemire s'apaise. Frédéric Bobin ( lemonde.fr )