Six jeunes, accompagnés de quelques correspondants de la presse étrangère ont été refoulés à la gare de Mohammedia. Ils avaient annoncé leur volonté d'organiser une manifestation où ils mangeraient en public, pour dénoncer l'article 222 qui concerne justement l'irrespect ostentatoire des prescriptions ramadanesques. Des poursuites judiciaires sont envisagées et l'affaire est déjà hyper-médiatisée tant au Maroc qu'à l'étranger. On peut en sourire, mais cet acte soulève de vraies questions. La première a trait à la loi. Dans un Etat de droit, les citoyens respectent la loi, même quand ils militent pour la changer. Quand ils décident de la violer, ils acceptent la sanction comme un fait normal. Ce n'est pas le cas de ces jeunes, tout heureux d'être filmés, interviewés et qui trouvent injuste que les pouvoirs publics interviennent contre une «idée», une «opinion». L'article 222 ne punit que ceux qui affichent en public le non-respect du Ramadan. On peut aspirer à ce que l'espace public soit sécularisé et que la foi relève du domaine strictement privé. Dans ce cas, on milite pour la laïcité de l'Etat, en sachant que ce n'est pas un slogan, une opinion, mais une véritable révolution sociale qui heurte à la fois la société et ses institutions, y compris politiques. Dans les réalités socio-historiques du moment, le simple débat sur la laïcité n'arrive pas à s'installer parce que les résistances sont trop fortes. Par ailleurs, on exhibe aujourd'hui la lutte pour les libertés individuelles dont celle du choix du culte qui présuppose que l'on choisisse de ne pas en avoir. Cette lutte nécessite la prise en compte des réalités et mène fatalement au débat sur la laïcité. La réalité, aujourd'hui, c'est que nous sommes une société conservatrice, où la religion est omniprésente. La même société a pu développer une sorte de tolérance qui permet l'existence d'espaces de liberté. Nous savons tous que l'existence de ces espaces n'est pas pérennisée par la loi. L'alcool, les relations hors mariage, les jeux du hasard ou l'homosexualité sont toujours punis par la loi, cependant au fil du temps, la société a secrété une forme de tolérance vis-à-vis de tout cela. Les pouvoirs publics tentent d'organiser cette tolérance. Des courants religieux et politiques la contestent et se trouvent dans la situation de défenseurs de l'Etat de droit. Ils réclament la loi, toute la loi, rien que la loi. Sur ce terrain, ce sont les modernistes qui sont sur la défensive depuis l'apparition de l'Islam politique. C'est cet équilibre instable que ces jeunes mettent en péril, dans des conditions peu propices. Leur acte isolé et néanmoins irréfléchi est instrumentalisé pour déclarer l'Islam en danger et réclamer la fin des zones de tolérance et l'application de la loi. C'est là le vrai danger de ce genre d'attitudes, C'est qu'elles aboutissent fatalement à renforcer ce qu'elles sont censées combattre. D'un autre côté, l'on peut se poser la question de savoir si l'article 222 est réellement la question de l'heure. Les Marocains ont un attachement particulier au mois du Ramadan. Piliers de bar, prostituées, escrocs, deviennent dévots l'espace d'un mois. La vie sociale s'organise autour des rites du jeûne. Cela relève presque des règles de bienséance que ceux qui ne le font pas respectent la majorité. Jusqu'ici, l'article 222 justement ne punit que l'ostentation des non-jeûneurs. Ceux qui sont chez eux, dans un espace privé, ne sont pas inquiétés. Dans la configuration créée par les six de Mohammedia, il n'est pas sûr que cet acquis soit préservé. Le choc est tel que la surenchère peut aboutir à des dénonciations des voisins et à une extension du champ de la répression. Comme toujours, la légèreté vis-à-vis des lois et de l'organisation sociale aboutit à la régression parce qu'elle ne prend pas en considération les réalités et leur complexité. Malheureusement, cette tendance à la légèreté est renforcée de nos jours par plusieurs phénomènes. D'abord le net, le virtuel donne une impression du tout possible. Les jeunes croient pouvoir sauter au-dessus de toutes les réalités juste parce qu'ils l'ont fait dans le virtuel, sans conséquence. L'Association alternative qui a organisé le pique-nique de Mohammedia revendique des centaines de membres alors qu'elle n'a aucune existence légale. Ils n'étaient que six sur le terrain ! La toile donne un sentiment de force et fausse la perception des choses et ce à tous les niveaux. On a déjà vu un jeune penser qu'il est l'Obama marocain, juste parce que sa vidéo sur la citoyenneté lui a permis de constituer un fan club. Il a vite déchanté quand il a quitté le virtuel pour le monde réel avec ses pesanteurs. L'absence de débat public sur les questions de transformation sociale est aussi une cause de ses sorties impromptues. Les partis politiques, les ONG n'offrent pas un espace où l'anti-conformisme, intrinsèque à la jeunesse, peut s'exprimer dans un débat ou des actions intégrées dans un projet de société global. Les jeunes enhardis par l'internet, ne trouvant pas d'espace pour exprimer leur volonté de changer le monde, prennent sur eux-mêmes, rêvent d'un destin «révolutionnaire» et tombent dans l'erreur. Tout ceci est potentiellement explosif, parce qu'il est instrumentalisé par les forces de la régression et qu'il peut créer une ambiance d'affrontement qui ne peut que tourner à l'avantage des conservateurs. Le rapport de forces actuel est ainsi établi. Aucune société ne peut être transformée par des actions puériles isolées, indépendamment de tout processus réel, conscient, maîtrisé, dirigé par des hommes et des femmes organisés. C'est la leçon à retenir. Par contre, la fougue, la révolte de la jeunesse est essentielle sur d'autres fronts. Ainsi, elle serait d'une grande utilité pour dénoncer les abus de pouvoir, les zones de non droit, parce que là, l'état d'esprit de la majorité des citoyens s'y prête. En attendant, on peut réclamer l'indulgence vis-à-vis des six de Mohammedia. Ils sont plus les victimes d'une époque délétère que de dangereux fanatiques anti-religieux. Ils peuvent être les enfants de n'importe lequel d'entre nous, formatés par le Facebook, déconnectés du monde réel et croyant que pour changer le monde, il suffit d'un ticket de train. Par contre, on peut poser des questions sur l'attitude des journalistes espagnols présents et leur traitement de l'incident.