Tout a été dit dans de pathétiques élégies funèbres et dans les témoignages attristés qui nous ont émus aux lendemains du décès de notre collègue et ami Si Mohamed Guessous, sociologue émérite, militant intègre, enseignant infatigable, chercheur audacieux. Que pourrai-je dire de plus ? Et que pourrai-je ajouter à une unanimité d'éloges impressionnante. Il y a eu certes quelques sons de cloche discordants mais ils avaient comme source une réflexion brumeuse et malveillante. Ce sont les écrits qui le comparaient à Socrate qui ont le plus retenu mon attention. Et si cette comparaison est en grande partie justifiée, je me suis demandé en moi-même : « Ma foi, qui pourrait, dans ce cas là, être son Platon ? ». Nous avions intégré la Faculté des Lettres de Rabat, la même année (1969), lui, pour enseigner une science qui dérangeait (la sociologie), moi, une discipline inoffensive. Très vite j'allais avoir (et j'aurai toujours) pour lui la considération amicale et admirative du collègue. Mais je n'ai jamais osé dans ce compagnonnage lui avouer ce qui m'interpellait à son sujet : « Mais pourquoi était-il si rebelle à l'écriture, comme l'était Socrate ? » Ses admirateurs donneront plusieurs raisons, chacune ayant sa part de vérité. Mais Guessous comme Socrate n'avait pas à expliciter les siennes. Il enseignait, militait, agissait, faisait accoucher les esprits avec une irrésistible maïeutique, les encourageait à « apprendre à apprendre » et probablement, attendait le disciple qui serait son Platon. Il ne semble pas qu'il l'ait trouvé. Probablement aussi (comme l'affirme Lucien Jerphagnon à propos de Socrate) essayait-il inlassablement d'expliquer à ses interlocuteurs que « la pensée a un objet qui juge la pensée ». Dans les années de crise, qui virent la regrettable fermeture de l'Institut de sociologie, pendant lesquelles nous fûmes quelques uns de ses collègues à être contraints de quitter l'institution qui nous avait accueillis, nous n'avions pas eu sa lucidité, impatients que nous étions de bousculer les résistances implacables d'une université en ce temps là rétive au progrès et au changement. Il fut surpris par cette décision, qui ne l'a pas concerné. Il avait cependant la prescience des rapports de force. Il nous conseillait de nous consacrer à l'éveil des consciences dans les établissements où l'administration nous avait exilés, relégués et dispersés. Sa sagesse s'apparentait à celle de ceux qui savaient, qui devinaient et qui prévoyaient. Nous avions la fébrilité et l'excitation de ceux que les idéologies séduisaient et aveuglaient. C'est notre ami M'hamed El Malki de l'université de Marrakech qui a su le mieux dans son témoignage d'une simplicité émouvante évoquer le paradoxe guessousien. Si Mohamed, dira cet éminent et discret universitaire, croyait fermement que la science éclairait le politique, et que l'action politique enrichissait la science. En quoi Mohamed Guessous avait, je crois, quelque peu raison et n'avait pas entièrement raison. Et notre ami commun de Marrakech de rappeler ce que Paul Pascon disait à Mohamed Guessous qui bien évidement n'était pas d'accord avec lui (je rappelle l'idée, non la formulation exacte du regretté Pascon) : « la logique du laboratoire s'oppose et ne peut ni convenir ni épouser ni s'intégrer à la logique de la cellule partisane ». C'est à Paul Pascon que l'avenir donnera raison. Tous les chercheurs devenus politiciens qu'ils aient réussis ou échoués ont privé la recherche universitaire de notre pays d'un bond en avant qui aurait été prodigieusement déterminant dans notre course à la modernité. Il s'en est allé, notre ami, notre frère. Pour beaucoup, il restera le symbole de l'enseignant chevronné, de l'éducateur intègre qui fera de sa demeure une « Académie » dans le sens platonicien du mot. Pour d'autres il sera à jamais le militant et l'élu intransigeant, l'icône qui représentera l'orateur passionné. Pour nous tous, il ne cessera d'être l'exemple du citoyen ascète que n'ont séduit ni les ambitions politiques éphémères, ni la richesse, ni les ors des fortunes artificielles. Il se contentait des amitiés du Jeudi pour sa sérénité, amitiés, qui l'ont surement aidé à éviter les dépressions meurtrières. Mais pour la postérité, il faudra un Platon pour que ses enseignements perdurent. Qui sera-t-il ? Et où est-il en ce moment ? Dans son parti politique agité, parmi ses nombreux étudiants-disciples encore endeuillés ou dans sa cellule d'amis du Jeudi, orphelins de sa bienveillante présence ? Nous verrons bien s'il échappera à l'oubli et à l'indifférence redoutables du lendemain des disparitions. Sa ciguë fut la cigarette. Conseillez à tous les futurs Socrate et surtout à son Platon pour l'instant encore inconnu qui se chargera de compiler ses dits et ses pensées, de ne jamais boire de cette ciguë qui nous a privé d'un compagnon de route modeste et lumineux. Ce serait, alors, sa seconde mort