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« Pourquoi j'ai mal à notre école ? »
Publié dans L'observateur du Maroc le 21 - 10 - 2013

: Convié à écrire un article académique sur la question de l'école, s'est imposé à moi le sentiment que tout a été dit, que ce serait un article de plus ou de trop dans la cacophonie générale des affrontements stériles et des controverses infinies. L'école qui devrait être le lieu de projets sereins et d'une prospective mobilisatrice n'est plus qu'un champ de bataille, un espace conflictuel que balaie une inquiétante confusion. Qui n'a pas dans cette tour de Babel pédagogique sa réforme miracle, ses propositions, ses solutions, et qui ne se veut pas, ne se trouve pas compétent dans un domaine peuplé d'incompétences ? J'ai renoncé à écrire cet article académique, parce tout au long de ma douloureuse réflexion, une interrogation lancinante n'a pas cessé de brouiller un raisonnement qui se faisait de plus en plus fragile. Pourquoi ai-je mal à notre école ? Si je n'arrive pas à trouver une réponse satisfaisante, cet article ne serait qu'une complainte de plus. Excluant cette voie qui ennuierait encore plus les lecteurs saturés de larmoiements, j'ai opté pour des fragments de pensées épars, à proposer à tous ceux que fatiguent les analyses et les études sentencieuses et qui continuent ABDEJLIL LAHJOMRI malgré tout à espérer en des lendemains éducatifs meilleurs et plus prometteurs.
Fragment I
Je ne ferai pas l'historique de l'école coloniale ni ne résumerai son idéologie. Pendant le protectorat, le champ éducatif, on le sait, fut aussi un champ de bataille et de résistance. S'est dressée en face de l'école coloniale une école dite « libre » que les nationalistes ont conçue comme une réplique à celle-là et où les enfants allaient être soustraits au formatage de sa visée. Nos ancêtres n'étaient plus gaulois et la langue n'était plus le français, mais l'arabe. L'aspiration à l'éducation aux lendemains de l'indépendance fut plus que légitime. Elle devint le symbole de cette liberté retrouvée et lui donnait un sens. D'aspiration, elle devint un droit, et d'un droit devint une obligation. C'est ainsi qu'un colloque, (le congrès de Maamora en avril 1964), réunira politiciens, syndicaux, parents intellectuels, et dans un consensus enthousiaste et émouvant définira les quatre principes fondateurs de l'école : unification, pour que les enfants soient accueillis dans un même et unique système, arabisation, pour que la langue d'enseignement soit unique et la même, la langue arabe, marocanisation, pour que les enseignants auxquels seront confiés les élèves soient des nationaux, et généralisation pour que tous aient accès à l'instruction dans une égalité des chances revendiquée, exigée.
Il ne restait plus qu'à imaginer et à mettre en oeuvre les outils qui traduiraient ce consensus dans les faits. Qu'est-ce qui a fait que cela ne s'est pas produit et que de dérapage en dérapage, un hiatus s'est créé entre le consensus national et les outils que les autorités gouvernementales chargées de la politique éducative avaient proposés et utilisés ? Un demi-siècle plus tard, pour remédier à ces dérapages, un autre consensus national établi par la COSEF (Commission spéciale éducation formation), une charte pour la réforme (1999-2004) proposeront à la fois la philosophie et les outils pour fonder une école qui serait enfin performante et résoudrait deux équations : l'équation « Instruction – Education », et l'équation : « Education – Formation – Emploi ». L'accouchement de ce consensus fut douloureux mais on y a cru. Qu'est-ce qui a fait que plus d'une décennie après son adoption, le même hiatus vint encore une fois compromettre sa mise en oeuvre, un même fossé alimenté dangereusement par les inconséquences répétées. J'ai mal à ce hiatus, à ce fossé, à ce « gap » qui, par deux fois, condamne un consensus salutaire à l'inertie, à l'anarchie ; et une société à l'angoisse et à la désolation. Cette malédiction structurelle, si elle persiste hypothéquera toute réforme, toute refondation, quelles qu'en soient la pertinence et la portée. Sans une cohérence entre la réflexion issue de l'actuel Conseil supérieur de l'éducation (CSE) et les initiatives prises par l'autorité chargée de l'éducation et le législateur pour traduire cette cohérence dans les faits, le système éducatif dans son évolution errera entre les choix partisans, les actions hasardeuses et les humeurs conjoncturelles des uns et des autres.
J'ai mal à cette incohérence ; à ces choix improvisés, à ces initiatives irresponsables et à ces humeurs fantasques. Soustraire toute refondation du système éducatif à cette malédiction structurelle et en faire un domaine de souveraineté nationale, c'est faire acte de salut et de salubrité publics. On fera dès lors cesser la cacophonie, l'improvisation, les orientations erronées et les désorientations, les incertitudes et les impasses. On restaurera le principe d'autorité, celui de la discipline et les familles ne se défausseront plus sur l'école pour à la fois qu'elle instruise et éduque. Elle retrouvera son rôle premier : celui de délivrer et d'assumer les savoirs fondamentaux : écrire, lire, compter, comprendre un texte et l'exposer, celui de permettre à tous d'acquérir un socle de compétences commun et à chacun de continuer par soi-même et de se choisir un avenir professionnel. L'ascenseur social que fut et que devrait rester le système éducatif sera remis en marche et débloqué. Ces tâches, il faut le reconnaître, avaient été accomplies dans l'euphorie des deux premières décennies de l'indépendance, malgré les tensions inhérentes à toute société post coloniale. L'école avait formé les cadres qui allaient prendre en charge les affaires de la nation.
Mais la faille structurelle qui éloigne les organismes où s'élaborent les consensus des instances qui doivent les mettre en oeuvre était là, ce qui a fait comme le dit Yves Michaud que « le rapport étroit entre la famille, l'école et la société s'est... défait ». J'ai mal à cette défection, à cette rupture, à cette défaite. Un penseur avait dit que « la bonne éducation, c'est de mourir en se disant que nos enfants vont s'en sortir sans nous ». J'ai mal parce que je me dis que nous allons mourir sans que nous ayons doté nos enfants de la formation qui leur permettre de s'en sortir sans nous. J'ai lu quelque part qu'un père avait découvert avec horreur que son fils de 20 ans ne savait pas faire sa valise tout seul. Cela m'a tristement rappelé l'adage que nos parents et surtout grands parents nous répétaient sans cesse mais que nous n'écoutions que distraitement, hélas : «Celui qui ne sait pas écrire sa lettre, ne sait pas coudre son habit, ne sait pas non plus préparer son repas, même Dieu ne peut lui venir en aide». Mais j'ai aussi mal à ceux qui apprennent et désapprennent et qui dans un illettrisme plus fatal que l'analphabétisme vont de déviation en déviation, de frustration en frustration vivre en marge de la société ou contre leur société, en marge d'eux-mêmes.
Fragment II
Que fallait-il unifier ? À la fin du protectorat, trois systèmes de formation étaient en présence : un système qui dispensait un enseignement religieux dans les écoles coraniques, les médersas et à l'université Quaraouine et qui produisait ce que A. Laroui appelle les clercs, qui seront destinés à prodiguer ce même enseignement, à devenir juges, adouls ou cadis et à procurer à l'administration makhzénienne les secrétaires dont elle avait besoin. Un système mis en place par l'administration coloniale pour « les fils de notables », dont la langue d'enseignement est essentiellement le français mais qui tolérait la langue arabe pour les citadins, la langue berbère pour les ruraux et destiné à former une classe moyenne que l'administration du protectorat utilisera comme courroie de transmission entre elle et les « autochtones ». Un système dit « libre » fondé par les nationalistes animé par une réaction identitaire puisque la langue d'enseignement essentielle était la langue arabe et que la langue française n'y était que tolérée. Qui formait-il ? Difficile de répondre à cette interrogation. Les premières promotions coïncidèrent avec l'indépendance. Il y a eu ceux qui apprirent le français pour réussir une promotion professionnelle convaincante et ceux qui le négligèrent et ne réussirent que dans les rares domaines où la langue arabe en ce temps là leur permettait de réussir.
Qu'en est-il de ce premier principe ? Tant que le système unificateur rééditait la structure héritée du protectorat, tolérait dans une arabisation affichée un bilinguisme de fait, tant que la démographie scolaire était maîtrisable, et tant que l'administration était le recruteur le plus dynamique, on a cru à une unification qui gommerait toutes les inégalités. Mais très vite, le paysage éducatif devint un manteau d'Arlequin : l'école française qui n'était destinée qu'aux ressortissants français et étrangers accueillit inconsidérément des enfants marocains, les rejetons d'une élite qui l'envahirent au point que la population y est maintenant en majorité marocaine, un système d'enseignement privé de plus en plus agressif, respectant théoriquement la législation unificatrice, des écoles qui échappent à cette législation par une homologation étrangère, un système public se dégradant par une massification incontrôlée, des écoles coraniques dépendant de tutelles diverses et des établissement préscolaires livrés à l'impératif commercial. Que s'est-il passé pour que ce principe se soit ainsi affaissé, fissuré, disloqué ? C'est qu'aucun mécanisme régulateur pendant plus d'un quart de siècle ne s'est vu confier une prospective éducative susceptible d'alerter les décideurs et de leur faire éviter les ruptures, les dérapages et les improvisations.
Quand le Conseil supérieur de l'éducation (CSE) vit le jour, il était trop tard. Quand il obtint un consensus, personne ne fit remarquer que les consensus ne suffisaient pas, et que leur mise en oeuvre était une affaire autrement plus périlleuse. Qu'elle appartient au domaine de la bonne gouvernance et que la bonne gouvernance dans la gestion de la chose éducative est le fonds qui manque le plus. J'ai mal à ce manteau d'Arlequin. Mal à l'errance des parents à la recherche de l'école la plus performante. Mal aux différents leurres qui les piègent dans le secteur privé. Une école qui porterait le nom de Marcel Proust par exemple leur suggérerait que l'enseignement qui y est dispensé est le même que dans les établissements français. En réalité, il n'en est rien. Le nom est trompeur, accrocheur, vendeur. Et tous les noms des penseurs et écrivains français y passent. Ce qui s'est produit pour que ce principe d'unification accouche de ce manteau d'Arlequin, c'est que le système dans son évolution était livré à lui-même, et qu'aucun processus d'adaptabilité n'a été mis en place pour piloter sa dynamique interne face au changement social, économique, technologique, scientifique imposé par la modernité et la mondialisation. Ce système d'alerte aurait signalé que l'enseignement préscolaire était la clé de voûte de tout édifice éducatif, et qu'une cohérence dans la pensée pédagogique devait animer toute instance agissant dans ce domaine. Au lieu de cela, l'édifice reposait sur des pieds d'argile d'une telle fragilité que les enfants qui rentrent dans le système primaire sont déjà condamnés à désapprendre par les erreurs didactiques de ceux qui devaient les préparer à apprendre. J'ai mal à cette fragilité.
Fragment III
L'arabisation fut considérée comme un autre principe légitimement incontournable. Il était question d'identité. La langue française étant la langue de l'occupant, il apparaissait que l'indépendance ne serait effective et libératrice, que si la langue arabe la remplaçait dans l'urgence, comme si son maintien constituait un affront, comme si l'indépendance ne pouvait avoir lieu tant que sa présence comme langue d'enseignement n'avait pas été évacuée. On s'est rendu compte très vite qu'il manquait les enseignants compétents, les programmes, les manuels, la didactique. S'est installé un état de fait de ni arabisation, ni bilinguisme qui fut un état de diglossie larvée ni satisfaisant, ni insatisfaisant et qui dispensait les décideurs de répondre à la question essentielle qui s'imposait dès lors à eux : Quelle langue d'enseignement ? Quel enseignement des langues ? J'ai mal à cette fuite des décideurs, apeurés par un aménagement linguistique qui toucherait à l'identité, au moi profond de la société et de « l'être dans la société ». Jusqu'au jour où l'instance éducative décida hâtivement d'un aménagement linguistique qui allait donner à ce principe « arabisation » un contenu restrictif, conservateur, passéiste, oublieux de la diversité langagière que la constitution de 2011 allait heureusement affirmer.
Choix hâtif, certes qui plongea depuis cette époque la société toute entière dans l'angoisse de lendemains éducatifs sans lendemains. Le système d'alerte s'il avait existé à l'époque aurait dit au décideur que toute son action éducative devait inévitablement s'inscrire dans une dynamique périlleuse de l'unité et de la diversité. Qu'il aurait à la piloter dans ce chemin chaotique de la diversité interne vers plus de stabilité linguistique. Et que pour contribuer à plus de cohésion sociale, le système éducatif devrait prendre en charge toutes les composantes d'une identité devenue plurielle et s'approprier courageusement et énergiquement la dimension internationale des langues. Une société libérale, comme la nôtre, trouvera sans aucun doute une solution à ce douloureux problème de la langue d'enseignement et de l'enseignement des langues dans l'internationalisation du système éducatif par une offre diversifiée linguistiquement et intellectuellement. J'ai mal à cet état linguistique dans notre école qui fait que non seulement l'arabe n'y est plus l'arabe et que le français n'y est plus le français mais que comme l'a si justement fait remarquer A. Kilito, nos enfants écrivent l'arabe en français et le français en arabe.
Fragment IV
Marcel Gauchet avait écrit « l'efficacité d'un système éducatif est en fonction de la qualité de la formation de ses enseignants ». La marocanisation, principe aussi légitime que les deux précédents, visait à soustraire l'école de la dépendance étrangère, en confiant les enfants à des éducateurs nationaux mais visait surtout à alléger un budget de fonctionnement où les salaires des enseignants étrangers devenaient aberrants. Mais comment former les enseignants ? Comment former les formateurs d'enseignants ? Comment éduquer les éducateurs ? Devenir enseignant ne représentait plus un idéal. Les modèles étaient l'ingénieur, le médecin, l'architecte, le pilote, le financier. Dans son séminaire à l'Ecole normale supérieure (ENS) qui formait les enseignants, intitulé « Misères et Grandeurs de la fonction enseignante », un formateur de formateur énumérait plus de misères que de grandeurs. Et les futurs enseignants découvraient que cette fonction n'avait rien d'une vocation, que la technicité y était plus contraignante que celle d'un médecin et que si celui là se préoccupait de guérir les corps, ils étaient, eux, destinés à façonner des âmes. Un ingénieur pourra construire un immeuble hideux. Un enseignant a en charge une âme qui ne devrait en aucun cas être abandonnée en cours de route pour être ainsi livrée aux choses hideuses de la marginalité.
J'ai mal au fait que n'ont pas encore été forgées, plus d'un demi-siècle d'indépendance une conception, une méthodologie de la formation des enseignants qui allierait une maîtrise suffisamment convaincante du contenu des savoirs à transmettre à une maîtrise encore plus nécessaire du « comment les transmettre ». L'élève enseignant ne se préoccupe que peu de cela, soucieux d'un salaire qui s'amenuise d'année en année, des mutations de village en village, d'habitations de plus en plus insalubres, de violences dans l'école et hors de l'école de plus en plus inquiétantes, d'une dévalorisation qui l'humilie dans une société qui exige beaucoup, donne peu. J'ai mal à cette humanité besogneuse, épuisée, qui comme le fait remarquer Bruno Mattei dans un article au titre évocateur « La refondation de l'école n'aura pas lieu », « enseigne sans but, comme on produit sans but, comme on vit sans but ». La formation des cadres enseignants est plus qu'une priorité, un impératif urgent à satisfaire si l'on veut qu'un jour la refondation de l'école puisse réussir à avoir lieu.
Fragment V
La philosophie qui a inspiré le quatrième principe qu'est la généralisation est l'égalité des chances. Dans son application, c'est à une massification que l'on assista, qui fabriqua les inégalités que l'on constate. La thèse de Bourdieu est connue. Jusqu'à maintenant, les systèmes éducatifs, un peu partout dans le monde, font que l'élite reproduit l'élite. Inutile de reprendre ici les raisons qui sont causes de cette reproduction. Mais le système en lui-même est élitiste, et dans cette dimension qui lui est congénitale, offre toutefois à tout un chacun la chance de réussir. « Instruire, éduquer et faire réussir » sont bien les tâches que confèrent les familles à l'école. On oublie souvent que ces tâches sont d'abord et en premier lieu celles de trois acteurs éducatifs : les parents, l'école, la rue (celle connue de la configuration urbaine de la ville ancienne), et « la rue virtuelle » celle des médias, des espaces numériques, des réseaux sociaux (dans la modernité en rapide changement des lieux de vie de nos contemporains). On exige ainsi de l'école qu'elle soit un lieu qui instruise en dispensant un enseignement fondamental, un lieu qui prépare à la réussite professionnelle, à une promotion sociale mais en même temps un lieu qui éduque, façonne ce qu'on appelle un citoyen, un bon citoyen en mettant en oeuvre un processus d'adaptabilité pour une participation politique dans le sens large du mot, et pour une participation éthique pour le bien de la cité. Mais cela, l'école, seule, ne sait pas faire, ne saura jamais faire. Cette équation « instruire, éduquer, faire réussir », estelle la mission de l'école moderne, de l'école à construire ? C'est l'interrogation qui hante les colloques, les séminaires, les journées pédagogiques, les commissions d'experts et les « Think Thank » réformateurs. Instruire : c'est transmettre des savoirs, permettre à l'élève de maîtriser un socle de connaissances (lire, écrire, compter...) de telle sorte qu'il quitte l'analphabétisme mais ne sombre pas dans l'illettrisme.
Eduquer : « l'éducateur est un passeur de l'entre deux » comme le décrit Michel Serres, un passeur de l'entre deux rives, de la rive de l'enfance, à celle de l'âge adulte, de la rive du milieu familial à celle de la responsabilité sociale. Son rôle est que ce passage se fasse sans dégâts, sans heurts, sans turbulences, que l'autonomie ainsi acquise fasse de l'élève un bon citoyen et un citoyen bon. Faire réussir : c'est faire acquérir à l'élève un socle de compétences professionnelles : « un métier », lequel métier sera le garant d'une vie décente, qui satisfasse aux besoins fondamentaux de la personne : se loger, se vêtir, se nourrir, se soigner, se distraire et... à son tour éduquer. Ce triptyque dépasse les moyens et les potentialités de l'école actuelle, chez nous et sans aucun ailleurs que chez nous. La société se fabrique des modèles qui font de l'élitisme inhérent au système éducatif une fabrique de l'échec. Réussir ne veut pas dire absolument réussir dans les filières considérées communément comme « nobles » (médecine, ingénierie, commerce, banque, architecture...). Réussir voudrait dire acquérir « un savoir faire », « des savoirs faire » utiles à la fois à la personne et à la société. L'égalité des chances voudrait que l'école « soutienne les plus faibles tout en encourageant les meilleurs à se dépasser ». Elle devrait contribuer « à l'élévation du niveau général de la population et au recrutement social élargi des élites ».
Ce défi est le plus paradoxal de défis, parce que généraliser est à la fois élire les plus méritants et par des cours professionnalisant, des apprentissages techniques, valoriser les plus faibles dans le monde du travail concret, valoriser tous les avenirs professionnels, quels qu'ils soient. L'ouvrier mécanicien, l'électricien, le menuisier, l'infirmière, la sage femme, l'agriculteur,... sont aussi l'élite. Et le regard de la société, en les élisant au même titre que les autres professions, participera à une démocratisation de l'école autrement plus juste que la généralisation actuelle reproductrice malgré tout des inégalités, que la massification actuelle, génératrice de déperditions préoccupantes et explosives. J'ai mal à cette massification qui décourage l'effort. Un jeune diplômé en grève parce qu'il exigeait un recrutement dans une administration, à qui on proposait une professionnalisation technique plus contraignante mais plus prometteuse répondit à la question : Pourquoi ce refus ? Parce que, dit-il, c'est moins fatiguant, et la retraite mieux assurée. J'ai mal à cette réponse qui révèle un assèchement des énergies et des ambitions créatrices.
Fragment VI
Conclure des propos épars serait prétentieux. Quelques idées, toutefois clôtureront un texte qui se voulait serein mais s'est malheureusement et inévitablement transformé en une millième complainte. J'emprunte la plus importante à Bruno Mattei qui affirme : « Si on avait voulu refonder la chose éducative, il aurait dû être décidé de se donner le temps voulu d'un débat national où la société civile n'aurait pas seulement servi de faire valoir. Soit le débat d'une communauté nationale qui aurait osé ouvrir au grand jour toutes les questions, de donner à comprendre pourquoi, comment une société... s'est dégagée de son école « ce lieu où devrait se constituer... les humanités premières ». Ce débat a déjà eu lieu par deux fois. Faut-il une troisième fois ? La charte actuelle est certes à reprendre, le consensus à relégitimer. A revoir parce que le rythme du changement est vertigineux, que l'école doit constamment s'adapter à cette vitesse agressive du changement et donner à chacun les moyens de faire face aux mutations qui l'assaillent. Ce débat à venir ne devrait pas simplement aboutir à un autre consensus. Il devrait prémunir l'école contre le hiatus qui s'installe entre les aspirations de la société et les décideurs qui doivent imaginer par une action continue et efficiente une mise en oeuvre cohérente des choix de l'ensemble de la nation. Ces choix consensuels concerneront un réaménagement du paysage éducatif qui offrirait dans un projet national unifiant un paysage autre qu'un manteau d'Arlequin déprimant et honteux.
Il offrirait également un aménagement du paysage linguistique par une pédagogie active des langues en présence, de la langue d'enseignement enfin affirmée, et des langues d'enseignement, une didactique des langues attractive et dépassionnée ; recherchera un équilibre entre les plus faibles et les plus « méritants », établira un socle commun de compétences, par l'organisation des parcours scolaires, l'orientation, l'évaluation, la prise en compte des ambitions propres aux élèves, de la question épineuse du redoublement, de l'organisation du soutien à ceux qui ne montrent pas d'aisance dans la maitrise de ce socle, en luttant contre les exclusions et l'illettrisme, en ne laissant pas ce domaine aux mercenaires du soutien éducatif, par la restauration de l'autorité et de la discipline, en valorisant la fonction enseignante, l'apprentissage technique et concret, en rétablissant la réussite par le mérite, en réadaptant les programmes, en maitrisant « la rue virtuelle » plus attractive que l'école.
Autant de questions et bien d'autres que les plans d'urgence ont négligé pour ne se préoccuper et n'investir que dans la construction de locaux peu accueillants. Si la crise de l'éducation est mondiale, elle est dans cette mondialisation conjoncturelle pour les pays qui jouissent d'une charpente éducative qui dispose d'un mécanisme d'adaptation qui l'alerte devant les dangers qui s'annoncent et les dérapages qui se profilent. Elle devient chez nous « consubstantielle » à nos angoisses parce que la charpente actuelle est « ruiniforme », se ruine elle-même, et que nous avons oublié que l'on ne finit pas d'apprendre. Qu'apprendre à apprendre est le fondement de l'éducation. Je prends la liberté de faire ce rappel ici pour rendre hommage à la participation remarquable de mon ami le professeur Mehdi El Manjra, aujourd'hui oublié et à l'article de la mort et de son équipe de chercheurs nationaux à la rédaction du troisième rapport du Club de Rome intitulé « No limits to learning ». « On ne finit pas d'apprendre ». Tout y est, depuis plus d'une trentaine d'années déjà. J'ai mal à cet impardonnable retard historique.


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