Récemment primé pour son roman Le Jour du roi, A. Taïa nous livre ses impressions. Sans détour ni ambages. Vous avez centré votre dernier roman sur feu Hassan II et vous avez déclaré que pour ce faire, vous avez surmonté une grande peur. Finalement, votre roman a été primé. Une véritable prouesse ? Ce n'est pas une prouesse. Pas du tout. C'est juste une progression. J'arrive maintenant à porter un regard critique sur des sujets interdits, ou plutôt des sujets dont on nous fait croire qu'ils ne nous concernent pas. Hassan II était le roi du Maroc. Il fait partie de l'Histoire de ce pays et, donc, de mon histoire personnelle. Parler de lui, en faire un personnage de roman, était une évidence pour moi. L'écriture m'aide à dépasser les interdits, à ne pas avoir peur, ne serait-ce que le temps de construire comme il faut un livre, un roman. Que signifie pour vous écrire ? Est-ce un exercice prosaïque ? Un métier que vous appréciez ? Ou tout simplement un accomplissement de vous-même ? J'écris parce que j'ai des choses à dire, à transmettre, à défendre. J'ai des histoires qui m'obsèdent : elles viennent de mon premier monde : Salé, le quartier de Hay Salam. Ecrire c'est transformer ces histoires en littérature. Ecrire c'est dénuder le monde, l'exposer autrement, si c'est possible dans un cri. Je ne sais pas si j'aurai toujours des choses à révéler. Pour l'instant, je ne fais que suivre mon intuition, mon envie d'être moi-même vrai, dans le monde vrai, malgré les détracteurs et les ricaneurs. Quel est votre secret pour écrire des romans ? Laissez-vous votre plume vous guider ? Ou bien est-ce un travail qui exige de vous mûre réflexion et patience ? L'écriture est un travail. Un travail presque comme n'importe quel autre. Il y a bien sûr l'inspiration. Il y a bien sûr les obsessions, les images de toujours qui nous portent. Mais, avant tout, écrire c'est essayer de trouver la structure adéquate, la forme adéquate, le moyen d'arriver à cette chose essentielle, rare : la vérité poétique. Je n'écris qu'après avoir réfléchi pendant des années sur un sujet, un moment, un être. Je porte le sujet en moi longtemps, très longtemps, avant de passer à l'acte. On vous dit révolté et constamment en colère. Q'est-ce qui vous irrite ? On ne pense pas beaucoup à la jeunesse au Maroc. On ne donne pas à cette jeunesse les moyens d'exister, de se libérer, de renouveler l'idée du Maroc, les idées marocaines. On nous maintient encore dans quelque chose de très traditionnel, de très plat. Même nos parents sont encore dans cet état d'esprit. Jusqu'à quand? Je suis en colère contre ce système. Contre le fait de casser les jeunes du matin au soir. Il faut libérer ces jeunes : ce sont eux l'avenir du Maroc, du monde. Vous vous déclarez ouvertement homosexuel. Un acte de courage salué par les uns mais aussi dénigré par les autres. Comment vivez-vous cette situation ? Je me suis trouvé confronté à cette condition en janvier 2006, à l'occasion de la sortie de mon deuxième livre Le rouge du tarbouche (Ed. Tarik), au Maroc : révéler mon homosexualité dans les médias, ou plutôt l'assumer après l'avoir fait d'une manière naturelle dans les livres, défendre les homosexuels marocains qu'on oblige encore à avoir honte d'eux-mêmes, qu'on traite encore comme des criminels, défendre en disant cette vérité intime, l'idée d'individualité au Maroc. Qu'on soit homosexuel ou hétérosexuel, nous ne sommes pas encore libres de s'appartenir chez nous. On m'a donné la possibilité d'incarner ces idées. Je n'ai fait que les défendre, à l'intérieur du Maroc. Les porter autrement. Ma seule légitimité vient de mes livres. Vous venez de remportez le Prix de Flore. Quels sont vos sentiments ? Ce prix littéraire est d'abord une petite reconnaissance pour un jeune Marocain qui vient d'un Maroc défavorisé, oublié. J'ai 37 ans. Je suis encore un peu jeune. Et ce Prix de Flore, je voudrais, encore une fois, le partager entièrement avec les jeunes Marocains. Leur dire, à travers cela, que les livres sont importants : on en a besoin pour vivre, réfléchir, se révolter. Qu'offrez-vous à vos lecteurs dans vos écrits ? De la philosophie ? Du divertissement ? Comment exprimez-vous l'impact de vos romans sur les lecteurs ? J'offre une idée marocaine libre, transgressive. Mes livres partent du Maroc, ils sont fidèles au Maroc, mais pas comme on l'attend. Que conseillez-vous aux jeunes écrivains ? On peut arriver à se libérer, à exister par soi-même, grâce à l'écriture. Les livres se passent dans le monde. Pas en dehors du monde. Il ne faut jamais l'oublier. Aux jeunes, je dis : «Ne renoncez jamais, jamais, à vos rêves. Je sais bien qu'il y a peu de soutien au Maroc, je le sais très bien. Mais vous pouvez arriver à quelque chose de vraiment inspirant si vous restez d'abord fidèles à vous-mêmes. La peur ne disparaît jamais complètement. Autant l'utiliser alors comme un moyen de création, un moyen pour s'affranchir vraiment». Etes-vous heureux dans la vie ? Le bonheur existe-t-il vraiment ? Je suis heureux parfois. Le reste du temps, je suis dans mes névroses, mais cela ne concerne que moi. J'essaie de ne pas imposer ces névroses aux autres... Je voudrais bien tomber amoureux... Etre heureux dans l'amour... Mais, par expérience, je sais que c'est très difficile d'atteindre ce but : être heureux à deux, dans le quotidien et sa banalité. C'est presque impossible... Alors, pour l'instant, depuis plusieurs années, je vis seul... Avez-vous des convictions religieuses ? Je me sens musulman. Je suis très attaché à la culture musulmane, à la liberté inventée il y a plusieurs siècles à l'intérieur de cet espace, de cet imaginaire. Je sais que pour certains cela va paraître contradictoire : être musulman et homosexuel. A cela je réponds : Pourquoi pas ?! Il faut relire Abou Naouass et Al-Jahiz. Quels sont les auteurs qui vous inspirent et les ouvrages que vous préférez ? Ce qui m'inspire, c'est la vie. Toujours et avant tout. Ensuite, les films : Le Fleuve de Jean Renoir, La Anam de Salah Abou Seif, O Fantasma de Joao Pedro Rodrigues, Hunger de Steve McQueen. J'aime aussi les livres de Fernando Pessoa, Georgy Zaydane, Crébillon Fils, Guy de Maupassant, Marcel Proust, Mahoumd Darwich, Michel Leiris, et tant d'autres. De quoi le Maroc a-t-il besoin pour assurer un développement pérenne ? Libérer les esprits. Installer chez tous les Marocains un réel esprit critique. Favoriser les débats contradictoires. L'enseignement pour tous. Propos recueillis par Amine Amerhoun