Voici qu'ont paru deux nouveaux ouvrages inédits de Mohamed Leftah, Hawa ou Le chant du quartier Boussbir et Récits du monde flottant. (La Différence 2010) Pour différents que soient ces deux livres, hélas posthumes, ils ont en commun l'irrésistible virtuosité du conteur et sa passion pour les personnages qu'il crée ou ressuscite. Hawa ou Le chant du quartier Boussbir décrit, dans ce qui fut à Casablanca le quartier de la prostitution, l'odyssée incestueuse de Hawa et de son frère Zapata, le maquereau sans exemple dont les turpitudes animaient héroïquement le premier livre de Leftah, Demoiselles de Numidie, si heureusement réédité à Casablanca par les éditions Tarik. Ce fut un coup de tonnerre que peu entendirent en 1992 mais qui aura été suivi depuis sa réédition parisienne en 2006 de neuf autres preuves d'une fécondité effarante, souvent puisée dans le fourreau d'une transgression sans appel. Avec Récits du monde flottant, Leftah prouve à foison qu'il n'est pas l'écrivain d'une obsession unique. Tout lui est obsédant et il fait son miel de tous les points cardinaux, de tous les excès et de toutes les douceurs. Leftah s'occupe de cadastrer les gouffres. Ascension et chute, refus et refuges, dévastation et vertige animent les récits qu'il propose comme on tendrait des brandons. Sa connaissance de l'idiosyncrasie marocaine est imparable mais les preuves qu'il en fournit s'avancent vers nous telles les notes d'une guitare invisible. Ses héroïnes ont la vengeance en tête, mais c'est seulement parce que Mohamed Leftah était comme possédé par le respect de la dignité bafouée. On entre dans ses livres comme dans un cirque hanté par la piste miraculeuse dessinée en lisant, en écrivant. Une des particularités de cet amant de la littérature est en effet d'accueillir dans ses récits, la matière même de ses émerveillements de grand lecteur, poésie arabe classique ou vers de Baudelaire qui deviennent des éléments vivants du récit, des visages choisis dans un pandémonium et qui affrontent et enchantent l'auteur, le lecteur et les personnages. La littérature, pour Mohamed Leftah, est un exercice de sorcellerie où l'exaltation lyrique et la pudeur instinctive guident les pas d'un promeneur rencontrant des extrêmes, dans une intimité absolue avec monstres et magies. Qu'il évoque des chants ou des sculptures, des abusifs ou des hétaïres, des sacrifiés, des saints ou des pratiquants de la terreur, Mohamed Leftah possède un doigté de pianiste sur le clavier des émotions. Ce qui le rend unique, c'est l'art qu'il possède de témoigner de la répulsion et de la tendresse avec la même énergie subtile et délicate. Avec toujours, qu'il nous mène au Japon, en Egypte ou bien retrouve le Maroc, un don inouï pour sauvegarder la dignité jusqu'au cœur de l'indignité. On découvre dans Récits du monde flottant toute la largeur du spectre de l'imagination de Mohamed Leftah. Ses rêveries le mènent et le perdent en toutes les époques. Ses phrases ouvrent délicatement la porte de l'impossible. Notre regard sur le monde peut enfin changer. Ce miracle n'exclut pas l'humour, allié au faste de la langue. Jugez-en par cette phrase, à la page 100 de Récits du monde flottant : «Au milieu d'arbres fruitiers impeccablement alignés et d'une variété luxuriante d'essences, on pouvait admirer, outre des gallinacés et des animaux domestiques familiers, des perroquets au plumage éclatant, des paons majestueux, des tigres au pelage d'or, des chevaux à la robe d'une blancheur étincelante de neige, des ours et des singes et au loin, ce qui semblait bien être un couple de dinosaures échangeant les plus tendres des témoignages d'affection et d'amour». En incluant la farce, ce quelque chose de mutin qui était dans son tempérament de non-dupe, Mohamed Leftah ne s'éloigne pas de la magie et n'en limite pas les effets. Cet écrivain avait autant en mémoire l'épouvante et l'émerveillement. Il enseigne le lecteur comme peu y parviennent.