Les films de Jacques Audiard dégagent une intensité rare dans le cinéma hexagonal. Son style maîtrisé, précis, cultivé s'est affirmé avec les années et ses derniers grands succès ont fini de lui dessiner une place tout à fait à part dans le cinéma français, une position à la fois autonome et d'une netteté à toute épreuve. C'est, à l'invitation de son producteur, dans le polar américain méconnu « Littlefingers » de James Toback(avec Harvey Keitel alors jeune dans le rôle principal) que Jacques Audiard est allé chercher la matière d'inspiration pour « De battre mon cœur s'est arrêté », son quatrième film, paru en 2005. Aux antipodes de tout ce qui ferait français, se gardant de tout psychologisme, Audiard nous plonge dans une nuit de film noir et de sensations fortes, tout en imposant une écriture singulière. A 28 ans, Tom semble marcher sur les traces de son père dans l'immobilier véreux. Mais une rencontre fortuite le pousse à croire qu'il pourrait être le pianiste concertiste de talent qu'il rêvait de devenir, à l'image de sa mère. Sans cesser ses activités, il tente de préparer une audition. Porté par la mise en scène punchy et physique de Jacques Audiard et par des interprètes au sommet de leur art, Romain Duris et le stupéfiant Niels Arestrup en tête, « De battre mon cœur s'est arrêté» est un film d'une ampleur qui n'en finit pas de surprendre dans le paysage français. Film aux dimensions multiples, prenant de bout en bout, il se révèle à la fois polar, quête initiatique, radiographie d'une époque, ode musicale, fable aux accents mythologiques œdipiens. Le personnage principal, Tom, est un arriviste peu scrupuleux. Il suit le chemin tracé par son père, un alcoolique dépassé, dans l'immobilier, secteur douteux par définition. Marchand de biens avec deux collaborateurs encore plus éthiquement dévoyés que lui, il balance des rats dans les cages d'escalier pour faire déguerpir les habitants des immeubles et quand ceux-ci ne réagissent pas, il opte pour des descentes ultra violentes. Au fond, Tom n'a même plus conscience qu'il agit mal. Ses dérapages ne sont désormais plus que les désagréments collatéraux d'une époque qui a entériné l'inégalité sociale comme une nécessité fonctionnelle et érigé l'agressivité comme une valeur de la méritocratie en col blanc. En ce sens, le film d'Audiard est un film social percutant sur une certaine mentalité moderne et une engeance d'époque, typiquement urbaine, le «commercial» gonflé d'importance, sans foi ni loi, rendu émotionnellement apathique par la tension épuisante de l'esprit de calcul. Audiard aime pourtant ce personnage, téméraire, orgueilleux, qui donne des coups et reçoit des leçons de la vie. C'est vrai qu'il devient attachant, fort, passant de l'ignoble à l'espoir. On est dans les ténèbres du polar, on est aussi dans ceux d'un homme encore jeune à la recherche de son identité, et on peut bifurquer vers des duels meurtriers, ou des duos de comédie. Le film se garde la liberté de changer de ton en direct pour raconter un personnage qui fait sa mue devant nous. Sous la houlette d'Audiard, Romain Duris offre une composition exceptionnelle dans ce monde de rudesse physique et émotionnelle.