On connaît Les Garçons sauvages de William Burroughs (Etats-Unis, 1970 et Christian Bourgois, Paris, 1973 ). C'est une sorte de poème romanesque où le Mexique, les Etats-Unis et Marrakech hantent une mémoire de pythie ensorcelée ou d'haruspice spécieux et provocateur. A Tanger, Brion Gysin fut l'un des grands amis de Burroughs et «Désert dévorant» (traduit de l'américain par Livia Standersi chez Flammarion en 1975) s'ouvrait d'ailleurs sur une préface où l'auteur des Garçons sauvages promettait : «C'est un livre que vous désirerez lire et relire. Il vous racontera ce qui se passe dans le Temps Présent. Comment les choses sont amenées à advenir ou non dans le Temps Présent. C'est aussi un divertissement de premier ordre. Commencez à le lire et vous réaliserez qu'il se lit tout seul». Cela est vrai, comme il est vrai aussi que les 336 pages de ce livre auraient pu en compter sans dommage quelques dizaines de moins. Gysin a fait à son traducteur une confidence qui mérite d'être rapportée : «Il n'y a de réel (dans «Désert dévorant» que le Maroc, Hamid et ses oncles musiciens, les « Trente », derniers rescapés de la croisade des âmes que narre le grand poète persan Attâr dans son Colloque des oiseaux, et qui, dans le village de Joujouka, perpétuent les rites mystérieux, survivance des Lupercales romaines… ». Ces musiciens marocains jouent littéralement dans le roman de Brion Gysin. Ce sont eux qui permettent à l'auteur d'affirmer que le Maroc est l'Ouest Sauvage de l'Esprit. Le je polyphonique qui draine les images et les mirages dans «Désert dévorant» est « aventuré franc sud au désert, en plein Sahara, (…) et ne sachant plus en fait qui en moi marche, ni vers où, ni pourquoi». Un festin d'incertitude propice à tous les enthousiasmes et à toutes les dérives s'offre aux lecteurs ; une cosmogonie effusive se dessine, une magie opère, lourde de senteurs, de sons et de silence, sensuelle. Brion Gysin est le romancier de l'accord extatique avec le sol et le ciel. Il réussit le détour par les corridors les plus secrets de l'humeur et de la mémoire, dans un faisceau où le culturel et le cultuel se fondent. Le narrateur, Hanson, un chercheur noir américain, possède un « laisser-passer de kif ». De fait, «Désert dévorant» semble un roman de derviche tourneur allant de Tanger à Alger jusqu'à Tam dans le Hoggar. Ulysse O. Hanson nous est présenté comme l'auteur d'une Histoire de l'esclavage au Canada. On l'appelle maintenant Hassan Merikani. Il est assimilé au Maroc où il vit. Une phrase suffirait à décrire l'esprit de «Désert dévorant» : « Quiconque m'aima jamais est ici : je suis en Afrique, chez moi. » L'historien s'intéresse aux Foulbas qui «avaient déjà gravé toute une littérature rupestre sur des centaines de kilomètres, avant que le Sahara n'ait commencé à s'assécher ». Cette curiosité intense pour les traces venues du passé et inscrites dans la mémoire spirituelle, c'est toute l'originalité de Gysin : une approche hantée, entêtante. Le Sahara comme maître. Brion Gysin connaissait-il François Augiéras, l'auteur du Voyage des morts (écrit entre 1954 et 1957, mais publié seulement en 1979, chez Fata Morgana) qui apparaît subrepticement dans «Désert dévorant». ? Gysin eut probablement avalisé la dissidence radicale d'Augiéras décrétant l'Afrique dernier champ d'expérience de l'Occident, au sens de miroir qui favoriserait une révélation critique. Autant nomade, le romancier proposait à la fin des «sixties» de chercher dans les rites et les sites africains une alternative heureuse à la frénésie moderne. Il sut fondre dans «Désert dévorant» les paysages qui l'envoûtaient, les visages dans lesquels il se mirait, la tessiture des voix qui l'avaient enchanté.