Ces deux poètes d'une impressionnante constance dans la fidélité à eux-mêmes se sont attelés à la traduction française des Sonnets de Shakespeare. Ils ne sont pas les plus célèbres à l'avoir entrepris puisque Yves Bonnefoy s'y est illustré à sa manière qui est plutôt intimidante. Les Sonnets constituent l'une des énigmes de l'immense mystère shakespearien. En préface de sa traduction de 1960 rééditée au Temps qu'il fait en 1994, un an après le décès d'Henri Thomas, le romancier de La Nuit de Londres (L'Imaginaire / Gallimard ) nous invitait à considérer l'essentiel : « C'est la seule part de l'immense œuvre où il nous soit donné d'entendre la voix même de Shakespeare, non pas l'un de ses personnages. Les Sonnets nous présentent ainsi la seule image authentique que nous ayons de lui. Elle n'a pas fini de nous surprendre ». Le poète belge de langue française William Cliff fut le passeur d'Abdelmajid Benjelloun pour la publication de Mama aux éditions du Rocher. Il a emprunté pour son pseudonyme le prénom du grand Will et nous donne à son tour une traduction des Sonnets (aux éditions du Hasard, 2010) en annonçant : « Le plus important à mes yeux était de donner toute la lisibilité désirable à ce vaste poème qui nous révèle des aspects si intéressants de la personnalité de son auteur et de faire sentir l'émotion qui émerge et qui doit nous atteindre ». Ecoutons-les, l'un après l'autre. Henri Thomas : « Lorsque quarante hivers auront battu ton front/ Et labouré profond le champ de ta beauté, / Ton fier pourpoint de jeunesse, tant admiré, / Sera guenille dont on fera peu de cas. » Et William Cliff : « Quand maint hiver aura creusé ton charme/ de sa charrue et que ta grand beauté/ aura cédé sous sa cruelle lame ; / De qui seras-tu encore regardé? ». Ou encore : Henri Thomas : « Combien tu rends douce et charmante cette honte, / Qui, telle dans la rose embaumée la chenille, / Entache la beauté de ton renom naissant ! / Oh, dans quelles douceurs sont tes péchés enclos ! ». William Cliff : « Oh ! Comme tu contrefais bien la honte / mimant la fièvre d'une tendre fleur / et que comme elle en beauté tu le fondes / pour savamment déguiser ton horreur ! ». Tous ceux qui aiment à s'approcher du mystère de la poésie et rêvent d'avancer dans la connaissance de l'ineffable confronteront avec un grand profit ces deux traductions où perle la rosée humaine de la poésie. Cette aventure de lecture croisée sous la gouverne du grand Will les mènera à vouloir découvrir les recueils de poèmes d'Henri Thomas autant que ceux de William Cliff. L'anglais de Shakespre étant l'une des plus belles musiques de l'esprit, les plus vaillants se régaleront en écoutant sur Youtube les 154 sonnets lus par un comédien tandis que défilera sous leurs yeux le texte original. La traduction par Henri Thomas et celle où s'illustre William Cliff les accompagneront dans « ce qui s'exprime avec une saisissante et directe vérité par tout le recueil : amour, jalousie, angoisse à la fuite des jours et au déclin de la beauté, horreur et amour indissolublement unis dans la fureur érotique, tourment de l'âme immortelle jetée dans l'espace et le temps », ainsi que l'écrivait Thomas dans sa préface. Ces deux traductions des Sonnets par deux poètes dont les œuvres témoignent, chacune à sa façon, d'un irréfragable refus d'obtempérer et de se dissoudre dans le mensonge à soi-même et à autrui invitent grandement à les retrouver dans leurs poèmes et leurs romans ou récits car William Cliff autant que Henri Thomas sont des écrivains de premier ordre : un ordre qu'on pourrait appeler l'impératif d'être soi. On mesure cette singularité sans concession, avec un grand plaisir de lecture, en découvrant les lettres d'Henri Thomas à son ami poète breton Gérard Le Gouic. Elles paraissent aux éditions des Montagnes Noires sous le titre Atlantiquement vôtre, comme je publiais en 1991, Avez-vous lu Henri Thomas ? (aux éditions du Rocher), Henri Thomas signale quelque embarras : « Je suis bien incertain devant le livre de Salim Jay. Il s'explique et s'exprime en faisant trop de pointes et d'allusions obscures, mais il tombe souvent juste et son langage un peu extravagant amuse. Drôle de livre, drôle d'auteur ». Mon langage est peut-être, vingt ans après, un peu moins extravagant mais ma passion pour l'œuvre d'Henri Thomas n'a cessé de se renforcer. Elle croît à chaque relecture de ses romans et de sa poésie. Quand à William Cliff, je le tiens pour le plus véridique des poètes. Sourcier intempérant de l'errance et du retour à soi, il vagabonde dans l'âme du monde et frotte sa plume aux corps et aux cœurs. Terminons avec ce qu'écrivait Henri Thomas à Gérard Le Gouic le 22 décembre 1986 : « As-tu à Qimper cette espèce d'hiver printanier ? il n'y a plus un seul natif à Houat. Léonie des Iles est morte, la Sirène abolie. (Partis au Maroc.)».