C'est un livre passionnant que nous donne Rachid O. avec Analphabètes (Gallimard, 2013). Après dix ans de silence, l'auteur de L'enfant ébloui (Folio n° 3276), de Plusieurs vies (Folio, n° 3070), de Chocolat chaud (Gallimard, 1998) et de Ce qui reste (Gallimard, 2013) nous revient plus libre et plus grave que jamais avec un livre qui tranche en faveur de l'explication méditative et de la promenade introspective. L'écrivain interroge son sentiment du monde, son appétit d'autrui et son besoin de célébrer ses souvenirs entre Rabat, Marrakech et Paris dans un manège d'énigmes, d'alliances, de deuils et de rires où crépite une rare intelligence d'autrui. Avec Analphabètes, Rachid O. sa discrétion le privant en littérature du patronyme que les auteurs arborent tous avec tant d'assurance en couverture de leurs ouvrages, dresse paradoxalement un éloge de l'affirmation de soi. Amoureux de la langue arabe qu'il étudia à l'université, Rachid O écrit en français mais installe en épigraphe une sentence d'un écrivain de langue anglaise Oscar Wilde qui écrivait l'anglais le plus français qu'on puisse lire. Ecoutons Wilde : « L'éducation est une chose admirable. Mais il est bon de se souvenir de temps à autre que rien de ce qui mérite d'être su ne peut s'enseigner ». Rachid O. balaie d'une manière à la fois pudique et crue le spectre des affects qui le tourmentent et le fondent. En moraliste, il nous introduit dans la perspective d'un livre en train de le fuir puis de l'atteindre et son ouvrage est comme une personne vivante dont il ferait connaissance avec nous, une personne qui lui ressemble et qui le rassemble. Mais la force d'Analphabètes naît de l'irruption d'autrui, une irruption accueillie avec l'acuité d'un maroquinier qui retournerait comme un gant le cuir dont chacun se protège des autres sinon de soi. Rachid O. se révèle à nous dans son avidité à comprendre l'aventure d'exister, cette donnée sans équivalence, mais donnée pour un temps inconnu de tous. Nous lisons la vie d'un sujet libre sans forfanterie qui construit son appartenance au peuple des lecteurs plutôt que de chercher à faire briller aux yeux de quiconque son appartenance à ce peuple des écrivains où les truqueurs sont trop souvent accueillis avec pompe.« Depuis ma plus tendre enfance, écrit Rachid O., mon souci est de conserver ne serait-ce qu'une poignée entière de souvenirs. » Les plus beaux lui viennent de son père dont il dessine le portrait avec une délicatesse et une tendresse rares. Il y a plein des phrases subtiles dans Analphabètes, mais celle que je préfère est prononcée par un vieillard marocain ami du père de Rachid O. Cet homme dit : « Ce monde est bourré de bourdes ». Au même moment qu'Analphabètes, le nouveau roman de Mahi Binebine Le Seigneur vous le rendra (Fayard, 2013) nous propose le portrait d'un analphabète enseigné par prestidigitation jusqu'à lire des tragédies grecques, en moins de temps qu'il n'en faut pour apprendre à écrire. Binebine déploie l'inépuisable dépliant d'un office de tourisme misérabiliste où chaque victime du dénuement s'enivre de sa propre exclusion et s'enrichit (!) par la rouerie. Tous les protagonistes du Seigneur vous le rendra semblent entrés à coups de poncifs dans les coutures de la caricature. Analphabètes de Rachid O. indique une voie plus dangereuse : forer le réel des être plutôt que les affubler d'oripeaux, de morve et de malheurs qui se contorsionnent sur la page sans jamais nous émouvoir car ils semblent répondre à un cahier de charges où l'exagération tient lieu d'imaginaire. De vraies personnes peuplent au contraire Analphabètes. Le père qui dit : « -Vous remarquez, mes enfants, avant votre arrivée dans ma vie, j'étais totalement ignorant. Et depuis, je sais plus de choses sur le monde. C'est de loin ce que je préfère, merci et que Dieu vous protège ». L'amour est la grande affaire d'Analphabètes puisque l'analphabétisme des sentiments est ce qui terrifie Rachid O. Aussi donne-t-il avec enthousiasme la parole à une femme évoquant son mari aimé : « -Il a été élevé comme un animal, on l'attachait bébé dehors à côté de l'âne, par terre dans la poussière. Wallah, c'est la vérité toute crue qui ne disparaît jamais. Je me souviens que mes yeux ont été éblouis lorsque je l'ai vu pour la première fois ».Sans doute est-ce une manière d'éblouissement à laquelle Rachid O. aspire, lui aussi mais dans un lien homérotique. Lequel lien est largement documenté dans Analphabètes, de même qu'une forme de passion du narrateur pour l'Europe. Or, sa passion pour le Maroc se dessine mélancoliquement dans la figure déchirante de la jeune femme pauvre, dupée après avoir tout donné à un film : « À la toute fin du reportage télévisé, la journaliste pose sa dernière question, un peu comme si c'était en dehors de l'interview : « Tu veux vraiment vendre ce trophée ou c'est juste pour te faire remarquer ? » Et l'actrice répond : « C'est comme un échec, ce trophée. Il n'y a pas d'étagère pour lui chez moi. Tu veux me l'acheter ? ». En six lignes, Rachid O. a montré le gouffre qui sépare nantis et anéantis. Analphabètes est un roman où beaucoup pourraient apprendre à éprouver de la considération pour autrui et l'art, si rare, de puiser au fond de soi, loin des stéréotypes et des phobies, une indépendance du cœur qui a la force d'une rémanence absolue.