Tout au long de ma lecture de Passage des Indes de Saïd Mohamed (Artisans-voyageurs éditeurs, 2012), je n'ai cessé de me souvenir des propos d'un ingénieur marocain rencontré il y a quelques années et qui racontait avec un enthousiasme précis son long séjour de travail en Mongolie au service d'une multinationale. Son récit était fraternel et comme illuminé par la gratitude qu'il éprouvait pour les gens de ce pays et le charme qu'il avait trouvé à leur mode de vie et aux paysages découverts. Saïd Mohamed a vécu une expérience nettement moins idyllique, à l'en croire, durant le temps de son affectation à Pondichéry (Inde) par son employeur parisien. Notre auteur n'est pas un débutant. On lui doit plusieurs romans qui témoignent d'une belle énergie dans la confession partagée entre rage et rêverie. J'ai aimé lire Un enfant de cœur (Eddif, 1997), La honte sur nous (Paris Méditerranée, 2000), Le Soleil des fous (Paris Méditerranée, 2001) ou encore Ciel de lune (L'Arganier, 2007). Ce qui attache dans ses livres, c'est une sorte de raucité dans l'introspection et un témoignage sans chiqué de l'abrupte expérience d'avoir appartenu enfant et adolescent à l'une de ces familles socialement et économiquement défavorisées que l'on dit en France appartenir au quart-monde. De père marocain et de mère française, Saïd Mohamed a su tracer de ses parents des portraits qui me sont demeurés inoubliables. Je n'en dirai pas autant de ses nombreux recueils de poèmes où le bavardage le dispute trop souvent à l'émotion vraie. Du moins ce défaut tient-il à un besoin irrépressible de s'exprimer et d'interroger inlassablement sa place dans le monde et la place du monde dans sa tête. L'épreuve indienne est donc une nouvelle étape de la quête de soi de Saïd Mohamed. Ses vues de l'Inde et ses vues sur l'Inde m'ont fait regretter les fiers Mongols du récit de l'ingénieur que je tâchais en vain de convaincre de coucher sur le papier ses souvenirs enchantés. Le récit de Saïd Mohamed ne peut pas être suspecté d'inauthenticité mais quelque chose chiffonne pourtant tout au long de la lecture. L'auteur balance entre une sorte de dégoût pour la misère exp(l)osée et le respect réitéré pour ceux qu'on laisse sombrer dans la misère sans leur offrir la moindre chance de résilience. Saïd Mohamed est heureusement convaincu que les plus misérables lépreux ne sont pas des singes mais des humains. Comme lui ? Mais lui et les autres ne sauraient se regarder réciproquement de haut. Je ne dirai pas que Saïd Mohamed cherche des poux aux Indes mais il en a trouvé un sur la chemise d'un fonctionnaire. On avait subi auparavant pléthore de descriptions scatologiques. Il était bien temps que Saïd Mohamed tire de tout cela des considérations plus lucides qu'effarées, lui qui, salarié dont les émoluments ressemblaient à un pourboire en comparaison de ceux des autres expatriés, n'en menait déjà par large entre sueur et diarrhées : « M'est alors apparue une évidence : sous ces cieux, j'aurais été casseur de caillou comme ces enfants d'intouchables. (...) Fils de paria, c'est toutes les certitudes que je m'étais forgé. Et cette révélation a ouvert une brèche dans la carapace que je m'étais constitué. » Il y a autant d'Indes que d'auteurs de récits de voyages ou de séjours en Inde. Il m'est donc arrivé d'entremêler ma lecture de Passage des Indes de Saïd Mohamed de la lecture de Seigneur des larmes d'Antonio Franchini (Gallimard, 2013, traduit de l'italien par Vincent Raynaud). C'est un livre littérairement plus amitieux et plus subtil dans son déroulé, plus harmonieux et plus inquiet. Le fait que les deux auteurs n'appartiennent pas à la même catégorie- Franchini est une figure majeure de la littérature italienne contemporaines – n'ôte rien à la vivacité parfois éloquente et parfois maladroite du récit de Saïd Mohamed. Lisons Franchini : « L'homme est étendu, ses jambes sont maigres mais enflées, l'une raide et l'autre pliée. La cheville, le mollet et la cuisse presque de la même épaisseur. En revanche, le tronc entier tient dans le giron du fils, immobile et assis derrière lui. De temps en temps, un bras du père se tend vers l'arrière pour toucher le fils et la main du fils ébauche un geste, celui de le caresser on de chasser une mouche. » Un autre homme, à intervalles réguliers, approche une gamelle d'eau des lèvres du vieillard. Le récit d'Antonio Franchini Seigneur des larmes parvient à restituer finement l'alternance de la défiance et de la confiance, l'éboulis de sensations contradictoires, l'irréductible différence entre nantis et anéantis dont Saïd Mohamed, lui aussi, n'a de cesse de se souvenir dans Passage de Indes en même temps qu'il est le narrateur acide ou rêveur de ce qu'il voit et donne à voir. Le spectacle de la finitude et l'hypothèse de la renaissance hantent et tonifient étrangement les deux livres. Saïd Mohamed avait peut être la nostalgie du thé à la menthe après sa brutale expérience que lui résume un psychiatre ; « Vous avez probablement bu du thé empoisonné aux hallucinogènes... C'est effrayant pour celui qui le vit, mais, rassurez-vous, une fois l'effet terminé, on redevient tout à fait normal. » Les dernières lignes de Seigneur des larmes disent ceci : « D'après d'autres sources, plus simplement, en ouvrant les yeux à la fin d'une longue méditation, Siva pleura sur le destin de l'homme. » Plus râpeux, Saïd Mohamed ferme Passage des Indes en proclamant le souhait improbable de « redevenir un animal anonyme, sale et bruyant qui transpire et sent mais qui est bien vivant. » Son livre est bien vivant, ce qui n'est pas rien. Et notre auteur, rassurez-vous, est un cadre technique dans l'édition tandis qu'Antonio Franchini est éditeur. Quant à la douleur sociale, elle est ce spectre universel qui ne hante pas seulement quelques écrivains. On ne saurait la réparer en faisant l'ange ou la bête.