Pouvez-vous nous en dire plus sur votre travail de recherche ? Je prépare un livre sur la place de la sexualité dans la littérature marocaine. Je m'intéresse à trois choses plus particulièrement. Tout d'abord, aux rapports sociaux de genre : comment est-ce que l'on construit les figures de masculin et de féminin dans la littérature marocaine. Je m'intéresse également aux pratiques sexuelles : comment est-ce que les écrivains marocains parlent de pratiques sexuelles dans leurs romans, et notamment de l'homosexualité. Le troisième aspect qui suscite mon intérêt et qui est différent des autres est la transidentité dans la littérature marocaine. La transidentité au Maroc est un thème très peu exploré dans la recherche sociale. Comment expliquer cela ? Globalement, les questions de transidentité et de transgenre sont extrêmement récentes. Elles datent des années 1990 aux Etats-Unis et ont été importées dans les années 2000 en France. D'ailleurs, l'un des premiers travaux sur la transidentité, la Transyclopédie, a été publiée en novembre 2012 en France. Avant il n'y avait aucun travail de synthèse sur la transidentité. Je précise que c'est différent de l'homosexualité. La transidentité concerne toutes les personnes dont l'identité de sexe (homme/femme) est en inadéquation avec le genre (masculin/féminin). Un exemple de personne transidentitaire est une personne née avec un sexe masculin, mais qui se sent féminin et qui, plus tard, va recourir soit à une opération chirurgicale pour changer de sexe, soit à un traitement hormonal, ou au travestissement. Dans la littérature marocaine, il existe le personnage de Jeanne le travesti, dans le roman Au Bonheur des limbes de Mohamed Leftah. C'est un personnage né avec un sexe masculin qui va non seulement changer de sexe, comme cela se faisait de manière officieuse dans les années 1960 mais qui va aussi se travestir. Ce qui est intéressant chez Mohamed Leftah c'est qu'à un moment donné, il se réfère au soufisme pour parler de l'union des antagonismes. Quels liens y a-t-il entre le soufisme et la transidentité ? Dans Au Bonheur des limbes, Mohamed Leftah cite par exemple le soufi Hassan Al Basri qui prônait l'unité et la réconciliation des antagonismes. Leftah le cite pour parler justement d'un homme qui va réunir les deux : le sexe masculin et le sexe féminin. Evidemment ce n'est qu'une métaphore. Chez les soufis, l'union des antagonismes est spirituelle: l'union des opposés se fait notamment à travers l'union de l'homme et de la femme dans un être divin. La réconciliation des oppositions est un principe soufi que les écrivains marocains utilisent. Chez Abdelkébir Khatibi, le personnage de l'androgyne est également relié au soufisme dans le sens où il s'oppose aux divisions et aux antagonismes et qu'il cherche à réconcilier les oppositions. La transidentité est-elle définie par la personne elle-même ou est-elle plutôt influencée par le regard et le jugement de la société ? Les exemples de transidentité sont différents les uns des autres. Mon objectif, à travers cette étude sociologique (et non pas littéraire) est de montrer l'humanité et la vulnérabilité de ces corps transidentitaires. On les voit souvent comme des monstres. Si l'on part de l'idée que l'hétérosexualité est un régime politique, c'est une norme imposée. Mais cela ne vient pas uniquement du haut de la société. L'intériorisation de ces valeurs joue un rôle important également. Beaucoup de nos comportements aujourd'hui sont le fruit d'une sociabilité incorporée. Je reste très attaché au concept d'habitus de Bourdieu. Toutefois l'habitus n'explique pas tout parce que les individus ne sont pas des automates. On peut résister à ces codes et à ces incorporations, les remettre en cause et les briser. Les transidentitaires sont des personnes qui décident elles-mêmes de construire leur identité de genre. Ce sont des gens qui, à un moment trouvent insupportable le fait d'être masculin alors qu'ils se sentent féminin, ou l'inverse. Ce sont des choses très difficiles à mettre en place, surtout par rapport à son entourage qui n'accepte pas forcément cette identité. Les transidentitaires sont des gens qui décident d'aller jusqu'au bout de leur construction identitaire. Ce sont des personnes qui refusent l'assignation de genre. Il est très important d'être conscient du fait que le genre nous est assigné à la fois biologiquement et socialement. Si l'on part de l'idée que le genre est une construction sociale, dans ce cas le genre peut être tantôt en adéquation avec le sexe, mais il peut aussi être en inadéquation. Cela va au-delà des exemples que j'ai donné de femmes qui se sentent masculins, ou d'homme qui se sentent féminins. Les transidentitaires peuvent être des gens, par exemple nés avec un sexe masculin mais qui ne se sentent ni féminins ni masculins ou qui se sentent les deux. Cela peut se traduire par exemple par la bisexualité. Mais il ne faut pas confondre les deux : la bisexualité ou l'homosexualité sont différentes de la transidentité. Une personne transidentitaire peut être soit hétérosexuelle, bisexuellle ou homosexuelle. Tout dépend de sa perception de son identité. * Jean Zaganiaris politologue, enseignant-chercheur à l'EGE de Rabat est en préparation d'un livre à vocation sociologique sur le concept de transidentité dans la littérature marocaine. Il a déjà fait paraître en 2012, « La question Queer au Maroc : identités sexuées et transgenre au sein de la littérature marocaine de langue française ».