La Dalila des Impatients», (Julliard, 1958.) la Chérifa des «Enfants du Nouveau Monde» (Julliard, 1962) la Nfissa des «Alouettes naïves» (Julliard, 1967) exprimaient déjà les contradictions subies les révoltes nécessaires, l'objection légitime, les tendresses reçues et les obstacles accumulés. Un profond refus de la défaite intérieure animait des héroïnes entêtées. Il y a plus et mieux dans «Nulle part dans la maison de mon père», (Fayard,2008) qui revisite des moments clés de l'existence de la narratrice, passant de la confidence à la confession et menant à la révélation féconde, audacieuse au point d'être libératoire. Voici qu'Assia Djebar nous conte les blessures enfouies que son roman cautérise en abandonnant les postures, les inventions et réinventions, à la faveur d'une investigation loyale et souvent déchirante où l'inconvénient d'être soi se change en chance d'advenir enfin. «Je me suis engloutie à force de m'être tue ? Disons même «emmurée» ! Devant le fiancé-époux ? Devant les autres mais quels autres ? (…) Se taire devant soi-même : ce fut le plus grave». «Les livres, les fictions, les théories, les épopées, les emportements lyriques, tout ce bouillonnement ne t'aurait donc servi ni à te stimuler, ni à t'alerter, ni à t'épurer… » De cet automne 1953 qui était son printemps, Assia écrit : «Ils vous respectent, ces mâles de sept à soixante-dix-sept ans, et même ils vous sourient s'ils vous croient étrangère, de passage ou bien du clan opposé ; mais vous savoir de «chez eux» et libérée, c'est impensable, estiment-ils ; alors que vous êtes une figure de l'aube et qu'ils ne s'en doutent pas !» C'est la grandeur de «Nulle part dans la maison de mon père» que d'étayer minutieusement cette admission indispensable comme figure de l'aube de la femme maghrébine. Ce livre efface l'impression plus que mitigée laissée par La «Disparition de la langue française» (Albin Michel, 2003) en nous obligeant à regarder en face la moitié du ciel. Il faut entendre Assia Djebar lorsqu'elle écrit : «Je me demande : est-ce que toute société de femmes vouées à l'enfermement ne se retrouve pas condamnée d'abord de l'intérieur des divisions inéluctablement aiguisées par une rivalité entre prisonnières semblables ?… Ou est-ce là que se dissipe ce rêve : l'amour paternel qui vous confère le statut envié de «fille aimée», à l'image, dans notre culture islamique, du Prophète, qui n'eut que des filles (quatre, et chacune d'exception ; la dernière seule à lui survivre, se retrouvant dépossédée de l'héritage paternel, en souffrira au point d'en mourir. Je pourrais presque l'entendre soupirer, à mi-voix : «Nulle part, hélas, nulle part dans la maison de mon père !») Assia Djebar est plus attachée à l'écho de son œuvre auprès des jeunes Algériennes, doctorantes ou pas, qu'à l'image de trophée qu'a pu lui valoir, auprès de certains, son élection à l'Académie française au siège de Georges Vedel , le juriste que consultait Hassan II. Et, plutôt que d'un combat pour se faire une situation dans les lettres, elle sort victorieuse avec «Nulle part dans la maison de mon père» du combat qu'elle a mené pour comprendre le stupide désir de la jeune fille pour la mort, ce moment où elle bascula et ce moment où elle fut sauvée. Assia Djebar, qui insiste sur son lien avec Cherchell mais ne l'appelle jamais dans son livre que Césarée, nous parle de la casbah d'Alger à travers les souvenirs recueillis d'un ami. Elle nous parle de sa mère et de comment cette femme qui l'enfanta à dix-neuf ans accéda à elle-même. Elle dit ses amies algériennes et ses amies françaises, au fil des paysages et de la vie où tout n'est pas tourment. Cinéaste autant qu'écrivain, ses phrases invitent à la vision autant qu'à l'introspection. A lire «Nulle part dans la maison de mon père», on devine que le for intérieur est la caméra dont se sert Assia Djebar, «l'horizon droit devant».