Les romans vont et viennent, lus ou pas, comme des individus noyés dans la foule, exhumés ou pas, menacés par l'indifférence ou propulsés dans l'aire du soupçon à laquelle une surexposition publicitaire les destine. Heureusement, cette fiction que menace de devenir l'attention accordée à la fiction est parfois ébranlée par un texte qui rameute des [...] La chronique de Salim Jay Les romans vont et viennent, lus ou pas, comme des individus noyés dans la foule, exhumés ou pas, menacés par l'indifférence ou propulsés dans l'aire du soupçon à laquelle une surexposition publicitaire les destine. Heureusement, cette fiction que menace de devenir l'attention accordée à la fiction est parfois ébranlée par un texte qui rameute des événements et des affects dont les lecteurs ne sauraient se débarrasser d'un simple haussement d'épaules. Il aura fallu cet automne l'irruption d'un écrivain allemand de langue française, Andréas Becker, pour nous rappeler avec L'Effrayable (La Différence, 2012) que le pouvoir de sédition de la littérature ne s'est pas évanoui, contrairement à la rumeur, et que les effrois et les sidérations que suscite l'Histoire peuvent encore retentir en littérature jusqu'à saisir le lecteur. L'Effrayable est fait d'une pâte, la langue française, comme soulevée par la levure de l'indocilité. Ainsi lit-on avec quelque surprise la première phrase : « Dans les temps j'ai eu-t-été une petite fille, une toute petite fillasse » jusqu'à l'aveu final du survivant : « Je suis l'effrayable. Je n'échangerai jamais l'a contre un o dans ce dernier mot qui me reste, et qui me restera toujours, effrayable. C'est l'effrayabilité qui m'a sauvé, si on peut appeler cela l'effrayabilité dans notre bé bébelle langue, si on peut appeler cela sauver ». Ce que le roman d'Andreas Becker diffuse en qui le lit, c'est la conviction que les sédiments de terreur charriés par l'Histoire échappent au curage. Ces dépôts d'effrois, de violences et des stupeurs semblent attaquer de front chaque phrase du roman d'Andréas Becker où c'est une enfance et une adolescence révulsées qui s'agitent dans les langes de l'inexpiable. Est-il si étonnant, ce choix de la langue française par Becker, né à Hambourg en 1962 et qui vit et travaille en France depuis plus de vingt ans ? On ne s'en étonnera pas plus que cela dès lors que les scarifications politiques et guerrières, les exactions et les turpitudes, les abominations et les désarrois qui zèbrent la parole menacée de L'Effrayable réfèrent à la seconde guerre mondiale et à l'Occupation de la France par les nazis autant qu'à des terreurs et à des abêtissements d'aujourd'hui. Absolument réfractaire, la parole qui frémit et fait frémir dans l'Effrayable avait besoin d'une langue autre que maternelle. La révolte contre le langage totalitaire s'y exprime ainsi par une trituration de l'orthographe et de la conjugaison qui renforce la prégnance sur le lecteur des traumatismes enchâssés dans le récit. On ne s'est pas vraiment étonné d'avoir recherché chez un philosophe un écho aux interrogations nées de s'être confronté à l'univers de piège et de caveaux que décrit L'Effrayable. C'est en effet dans les Journaux de l'exil et du retour de Günther Anders (publiées à Münich en 1985 et traduits de l'allemand par Isabelle Kalinvowski chez Fage en 2012) que nous avons trouvé d'emblée cette note datée de Los Angeles, mars 1941 : « La maison de la vie est exigüe, peut-être. Vue de l'extérieur ». Très vite, l'infini que nous promet Günther Anders se rétrécit face à des dilemmes qui serrent le cœur. Les journaux de Günther Anders courent sur une vingtaine d'années, de 1941 à 1962, nous menant de Los Angeles, 1941 à New York, 1943, de Paris à Zürich et à Vienne, lors du retour en Europe de 1950 à 1951, puis dans les ruines de l'Allemagne en 1952-1953 jusqu'en 1962 où il écrit ces phrases qui éclairent sur le pourquoi et le comment de L'Effrayable, ce roman d'Andréas Becker paraissant cinquante ans plus tard : « Ces derniers mois, lorsque j'arpentais le soir la poupe de mon bateau, il est arrivé plusieurs fois que des voix montent des eaux vaporeuses du passé ; c'étaient le plus souvent des cris de terreur, des implorations, des supplications et des appels à l'aide, et, aucun doute n'était permis, chacun des suppliants qui nageaient ou voletaient derrière mon bateau et qui, le ciel seul sait pourquoi, voyaient en moi quelqu'un qui pouvait sauver leur vie, chacun de ces suppliants était un des mes prédécesseurs ». Anders, nous précise son traducteur, emploie le terme de « prédécesseurs » et non celui d' « ancêtres » pour désigner ceux qui ont porté son nom de famille avant lui. Il est sûr qu'Andreas Becker aimera lire Günther Anders écrivant : « Si les oreilles que l'on tente d'atteindre n'étaient pas corrompues, il ne serait pas nécessaire d'ouvrir la bouche. » Son roman L'Effrayable ouvre une bouche d'ombres dantesques tandis que Günther Anders affirmait : « Je ne cesse de m'étonner de voir que, après cette guerre comme après la Première guerre mondiale, la littérature a très rarement dépeint l'épouvantable –Explication : dans le monde normal, l'inouï et l'anormal ne sont plus concevables, et on ne peut pas non plus s'en souvenir ». C'était la conviction du philosophe exilé retrouvant son « chez soi » après la catastrophe. Andréas Becker a voulu, lui, extirper et brandir l'inouï et l'épouvantable. Il en fait vrombir les hélices dentées dans ses phrases de romancier devenu raconteur halluciné de ce qu'il ne vécut pas personnellement mais qui le hante. Ce feuilleté de séquelles dont notre époque ne saurait s'exempter, L'Effrayable l'exhibe pour ne pas en détourner le regard tandis que le philosophe Günther Anders n'avait de cesse de méditer la tâche morale de « rendre possible un vrai monde » en s'opposant au temps des assassins. * Tweet * * VN:F [1.9.21_1169] please wait… Rating: 0.0/5 (0 votes cast) VN:F [1.9.21_1169] Rating: 0 (from 0 votes)