Yasujirô Ozu s'est taillé tardivement une place de choix dans le cinéma mondial en mettant en scène des drames familiaux et des malheurs ordinaires. Passé maître dans l'art du plan fixe, il en a ciselé toutes les composantes en filmant les hommes à hauteur de tatami, à l'instar d'une fenêtre ouverte sur le monde. Incarnant le cinéma nippon par excellence, sa réputation d'auteur indéracinable et « trop » japonais pour dépasser les frontières de son pays a longtemps retardé sa découverte sur le plan international. Contrairement à ses contemporains Mizoguchi et Kurosawa, jouissant d'une reconnaissance mondiale dès les années 50, il faudra attendre les années 70, plusieurs années après sa disparition, avant que ses œuvres ne l'imposent définitivement parmi les grands cinéastes du siècle dernier. Très vite estampillé « cinéaste zen », c'est précisément ce qui a provoqué les premières réticences autour de la non circulation de ses œuvres en occident qui y a fait sa réputation plus tard. Avant que d'éminents spécialistes nippons ne dévoilent plus récemment à quel point son cinéma révélait d'étrangetés pour le public japonais lui-même. Fan de cinéma hollywoodien, c'est par exemple dans les films de John Ford qu'il va puiser ses immenses ciels clairs ensoleillés, alors que le Japon est un pays particulièrement brumeux. Entrer dans le monde d'Ozu, c'est s'abandonner à un jeu de dépaysement radical. Un domaine réservé détaché de tous jalons reconnaissables où la réalité la plus ordinaire est vue comme un puzzle d'une très subtile sophistication, taillé par de violents soubresauts. « Voyage à Tokyo », qui narre le passage d'une société traditionnelle à une modernité rapide entraînant un renversement des valeurs, est incontestablement un film majeur de la période de maturité du cinéaste. Un couple âgé entreprend un voyage pour rendre visite à ses enfants. D'abord accueillis avec les égards qui leur sont dûs, les parents s'avèrent bientôt dérangeants. Seule Noriko, la veuve de leur fils mort à la guerre, trouve du temps à leur consacrer. Les enfants, quant à eux, se cotisent pour leur offrir un séjour dans la station thermale d'Atami, loin de Tokyo… « Voyage à Tokyo » s'inscrit avant tout dans une tradition mélodramatique avec des personnages aux caractères très opposés : d'un côté, l'individualisme de la fille aînée et des fils tranche avec la douceur des parents vieillissants, de la bru et de la plus jeune fille. Pour compléter ce propos, la mort fait planer son ombre tout au long du film avant de s'imposer finalement. «Soigne bien tes parents avant leur enterrement. Quand ils sont dans la tombe tout est inutile « nous dit un personnage du film. « Voyage à Tokyo » se révèle un examen d'une grande finesse sur les relations intergénérationnelles, le décalage entre la vieillesse paisible et la jeunesse active, la monstruosité de la société industrielle qui crée et entretient l'égotisme. Plans fixes, cadres rigides surdéterminant l'enfermement des personnages, direction d'acteurs impeccable, on pourrait presque se passer de dialogues tant la mise en scène est convaincante. La famille, privée de son mode d'organisation traditionnel, menace de se désagréger. En affrontant la tragédie de cette perte sans chercher à rétablir une harmonie artificielle, « Voyage à Tokyo » offre un point de vue sensible et serein sur les enjeux moraux de cette expérience.