C'est un grand mystère que la beauté d'un livre, comme si une adresse était inscrite sur les pages et vous atteignait, forte de l'intempestivité joyeuse d'une surprise. Vous en venez à croire qu'elle vous était destinée, cette parole dont l'ampleur se manifeste en vous, trouve échos, dessine une aire singulièrement commune. Les fictions que signe Hélène Cixous depuis quarante-cinq ans ont ce pouvoir de séduction récidivante, cette intensité intranquille et cependant accueillante. Elles ouvrent une fenêtre donnant sur l'intériorité de chacun depuis une fable personnelle qui déploie une encyclopédie du vécu et du rêvé, du vu, du lu, du ressenti et de l'insu. Les phrases d'Hélène Cixous saisissent l'insaisissable et séduisent des secrets pulsatiles. Ce souffle de poète animant une gestuelle de potière d'énigmes, on le retrouve, allègre dans la réflexion et dans la narration en compagnie du travail et du récit personnel couturé d'images d'un des grands artistes d'aujourd'hui : Alechinsky dont ce livre d'Hélène Cixous Le voyage de la racine alechinsky (Galilée, 2012) montre le théâtre. Ecoutons-en l'ouverture : « Alechinsky entre en art par la racine. Premiers carnets de dessin du jeune homme : ilchoisit le plus végétal du végétal, le plus archaïque du vivant, le rude au toucher, le plus résistant à la mortalité. Pas la parade, mais la souche. Chez d'autres on fait du « beau ». Sans hésiter, Alechinsky va droit à la vie ». Lire ce livre d'Hélène Cixous, c'est entrer dans l'œuvre d'Alechinsky comme on franchit un seuil révélateur. Car il y a retournement de situation : « Voilà que c'est le Paysage qui est regardant », écrit-elle. Le lecteur se sentira bientôt regardé dans les yeux par les mots qu'il découvre et les formes qui les provoquent. Peintre et poète, Alechinsky est rencontré dans Le voyage de la racine alechinsky avec une rayonnante évidence. Hélène Cixous est ici aimantée par un « vaste peuple de tableaux et de dessins » qu'elle offre à Proust, Joyce ou Kafka en même temps qu'à nous. Que fait le peintre ? « Il est évident que l'orange est une planète, ou inversement, que dans les mains de Dieu la terre est une boulette de couleurs de rivières parfumées. Le peintre pèle. » Son ami sculpteur Reinhoud pétrit. Mais la mer démontée, est-ce elle qui pétrit le feu lors de l'incendie du Volturno en 1913. Le poète Blaise Cendrars est à bord. En 1989, c'est le peintre qui s'y met : « On suit cette épopée le cœur serré, écrit Hélène Cixous, peut-être aura-t-on la force de noter que si le Volturno écrit par Cendrars est bleu, sous les plumes des deux mains d'Alechinsky, il revient en noir et blanc. Comme si c'était le poète Alechinsky qui avait dessiné sa vision ». Un poète polonais a dit sa vision du naufrage du Titanic, cette catastrophe qui a cent ans ces jours-ci. Czeslaw Milosz, Longtemps après, s'est demandé : « Anonyme et impitoyable, est-ce que pouvait être renversée la fatalité ? ». Le premier livre d'Alechinsky, en 1972, s'intitulait L'Avenir de la propriété dont Cixous imagine de conclure : « S'il y a à la propriété un avenir en vérité il ne peut être assuré que par l'art qui remet l'acte de notaire et la facture à sa place de papier recyclé. » Une idée à creuser avec nos créanciers. Mais il faudrait tout un livre pour dire la richesse de ce livre, la constellation de fraternités artistiques qui s'y dessine ardemment. Ainsi, lorsque Pierre Alechinsky intitule une de ses illustrations Le Chevalet la plus noble conquête de l'homme (Roland, Topor dixit), dessin sur paperasse, Bougival, 1984. Quelle famille d'artistes, prodigieusement vivante, réunit le voyage de la racine alechinsky. On retrouve Asger Jorn, si cher au cœur d'Alechinsky, mais aussi bien Peintre et graveur belge, Pierre Alechinsky réunit dans son œuvre expressionnisme et surréalisme. d'autres « appelés par le Tableau » ou la page d'écriture. Les « cris de libération du pinceau » racontés par Hélène Cixous, Le voyage du Tableau vers Alechinsky, c'est aussi le voyage de ce livre vers ses auteurs et ses lecteurs, tous changés en prospecteurs de factures impayables. Les plus belles dettes de gratitude que nous contractions sont des dettes d'arts et de lettres, c'est pourquoi la fraternité artistique qui scintille dans Le Voyage de la racine alechinsky éloigne les regrets que nous pourrions éprouver à lire ce qu'écrivait Kurt Tucholsky, manifestement pessimiste quant à l'avenir de la propriété : « L'argent ne viendra pas chez toi –ô non. L'argent, premièrement, ne va en fait que là où il y en a déjà , l'argent rejoint l'argent ; seul le gros lot tombe parfois sur des gens dans la dèche, et lorsqu'il arrive, ces vieilles abonnées de magazines joignent alors leurs mains usées au-dessus de leur tête et commencent à pleurer, décontenancées ». Pour rire, il y a heureusement la liberté frondeuse d'Alechinsky applaudie par une Hélène Cixous décidément enchantée. Et nous avec.