Toute famille est une construction. Dans « Rcco et ses frères », c'est un noyau dur mais complexe, dont la structure menace d'imploser en provoquant de sérieux dégâts. Au dessus trône la mère, fraîchement veuve, entourée de ses cinq fils. Tous débarquent à Milan pour rejoindre le fils aîné et sont en quête d'une vie nouvelle. La confrontation à la ville et les soubresauts qu'elle provoque va considérablement modifier les destins des personnages, chacun évoluant différemment. Et c'est cet enchaînement fatal de circonstances aboutissant à un cataclysme que Visconti va s'attacher à nous raconter pendant 2h40. « Rocco et ses frères » est très long certes et se déploie dans un registre classique et sans surprise mais avec une ampleur, une élégance et une finesse psychologique qui dépassent son aspect de prime abord linéaire. Tout va se bousculer, les liens familiaux se déplaçant au gré d'un scénario très bien écrit. Quittant leur province pauvre de Lucanie en Italie du Sud, la famille Parondi – Rosaria, la mère veuve, et ses cinq fils, Vincenzo, Simone, Rocco, Ciro et Luca – vient s'établir à Milan. Vincenzo se marie. Simone s'entraîne pour devenir boxeur. Rocco est employé dans une teinturerie. Ciro suit des cours du soir tout en travaillant pour devenir ouvrier spécialisé. L'harmonie de la famille va être perturbée par l'entrée en scène de Nadia, une fille de la ville. Simone et Rocco en tombent tour à tour amoureux, mais le second se sacrifie par fidélité à son frère aîné. En termes d'analyse psychologique, le film est dense. Les hommes, auxquels il faut ajouter la femme sacrifiée, sont poignants car contraints à un renoncement cruel. Chaque personnage est une histoire à lui seul, un bloc de tension. D'où le côté oppressant et palpitant à la fois. Le sentiment d'étouffement est constant. Et les acteurs sont excellents. Moins Alain Delon (dans le rôle titre) que Renato Salvatori (Simone) et Annie Girardot (Nadia), qui explosent littéralement à l'écran. Leurs interprétations sont encore très actuelles et dépoussièrent certains aspects du film qui ont plus mal vieilli. Difficile de décrire toute la complexité de la trajectoire morale de Rocco Parondi, cœur du film. Le personnage sera contraint par les événements à prendre certaines décisions, il sera écartelé entre des fidélités contradictoires qui se paieront de trahisons, et ses pertes seront potentiellement plus considérables que ses gains, quels que soient ses choix. La mise en scène elle-même contredira souvent ce que semble raconter le scénario, par telle dominante de lumière, ou tel plan sur tel visage. Comme dans toute tragédie qui se respecte, les personnages sont pris dans des dilemmes sans issue satisfaisante, et leurs destins sont gouvernés par un ensemble de circonstances qui les dépassent. Le combat de Rocco, celui d'un survivant hanté qui a perdu son innocence, n'en est que plus troublant. C'est dire combien ce film qui assume pleinement le pathos a le pouvoir de déclencher en nous une multitude d'émotions fortes. Une œuvre éblouissante qui puise dans la filiation désagrégée, la fatalité de la vengeance, le conflit entre la loi de la famille et celle de la cité.