La devise d'un pays est la version sécularisée des talismans et des armoiries. Offrir une identification totémique aux masses nationalistes est l'une de ses fonctions. Et autour du choix lexical, de la tournure des formules, de la hiérarchie des termes, furent menées des polémiques, des assassinats, des guerres.Au Maroc, cette vérité est valable, mais la devise a en outre un avantage rare : celui de nous résumer l'histoire politique contemporaine du pays.Loin d'être la synthèse harmonieuse des trois dimensions constitutives de la nation, le triptyque « Dieu, la patrie, le roi » déploie les trois protagonistes idéologiques en lutte pour structurer le Maroc indépendant. Les tiraillements, les rapports de forces, les évitements qui confrontèrent différentes catégories sociales et politiques du Maroc se retrouvent dans ces trois termes.Le Maroc était un empire, terme flamboyant pour désigner une réalité complexe et, aujourd'hui, très brumeuse : une société segmentaire et fragmentée, des pouvoirs multiples et emboîtés, un contrôle territorial en cercles concentriques… Sa transformation en Etat-nation n'a jamais été achevée. S'opposer au roi au nom de la Patrie Le mouvement national, dont ensuite émergèrent les partis dits historiques, importa au Maroc divers éléments idéologiques de la modernité : citoyenneté politique, engagement partisan, souveraineté nationale. Un pivot central noua ces notions : la patrie. Watan est l'emblème de la modernité orientale : en son nom, on s'opposa à l'empire ottoman, ensuite aux mandats franco-britanniques, plus tard, il justifia les politiques de répression des minorités et des opposants. Traître à la patrie, ennemi de la patrie, héros de la patrie, patriote et grand patriote, sont des formules qui fleurirent aux lendemains des indépendances et pavèrent la voie à tous les abus, à toutes les tyrannies.Au Maroc, c'est au nom de la Patrie que l'Istiqlal s'allia au palais ; plus tard, c'est toujours en son nom que l'USFP s'opposa au roi. Le deuxième terme de la devise était vu comme l'axe autour duquel s'organisait le reste : Dieu, précondition indiscutable, et donc quelque part négligeable, et le roi, qui n'était qu'un serviteur de la patrie. Watan est la clef qui démonta l'appareil conceptuel du sultanat alaouite, déjà atteint dans ses fondements par le protectorat. En 1957, l'Empire chérifien devint le Royaume du Maroc, et le sultan le roi : la Patrie triomphait de tout et de tous. Mais le mouvement national finit apprivoisé et le patriotisme des Marocains, s'il est indéniable, reste modéré. Plusieurs faits expliquent l'échec de cette greffe : les instruments qui dressent au patriotisme – le service militaire, l'école obligatoire, la dictature culturelle – n'ont pas été sérieusement implantés ; la Marche verte a prouvé que les ressources traditionnelles – l'appel du souverain à ses sujets, la mobilisation de l'histoire longue plutôt que de l'idéologie… – sont plus efficaces que des citoyens-patriotes en armes. S'opposer au roi au nom de Dieu Les années 1970 forgèrent une nouvelle opposition au palais royal. L'islamisme délaissa la patrie, mais continua de faire du roi un adversaire. Et c'est au nom de Dieu qu'il appuya sa lutte. Toujours le curseur sur les trois marches de la devises, et toujours le roi comme adversaire. Aujourd'hui qu'un parti islamiste accède au pouvoir au Maroc, un premier bilan est possible : ni la Patrie, ni Dieu ne réussirent à affaiblir le roi. Le patriotisme a été dompté par les postes ministériels et les transformations idéologiques mondiales. Quant à l'islamisme, on apprendra bientôt combien il peut être compatible avec le roi. La hiérarchisation des trois instances « Dieu, la patrie, le roi » est trompeuse. La manière dont se fait la déclamation, avec l'emphase finale sur le dernier mot, est plus expressive. Le roi est resté le centre mobile et insaisissable autour duquel s'est organisée l'image que les Marocains se font de leur collectivité politique. L'échec de la Patrie et l'échec prévisible de Dieu comme fondement du collectif politique, devront tôt ou tard nous confronter à cet enjeu : organiser et institutionnaliser notre vivre-ensemble monarchique, et articuler la liberté et la démocratie à la royauté.