Après l'Orientalisme - L'Orient créé par l'Orient, volume de 572 pages qui vient d'être publié aux éditions Karthala sous la direction de François Pouillon et Jean-Claude Vatin, avec le concours de l'Institut du monde arabe et de l'Ecole des hautes études en sciences sociales en collaboration avec Guy Barthélemy, Mercedes Volait et François Zabbal, réunit une bonne part des contributions au colloque « L'orientalisme et après ? Médiations, appropriations, contestations » qui se tint en juin dernier à Paris. Cet ouvrage est d'un intérêt considérable et la lecture en est absolument passionnante. Dès lors, on se réjouit de savoir que la Fondation du Roi Abdul-Aziz Al Saoud pour les études Islamiques et les sciences humaines, sise à Casablanca envisage une publication marocaine de cet ouvrage rendant son prix de vente plus accessible. La chose s'impose car les trente-deux contributions données à lire constituent un ensemble inégalé de réflexions aussi savantes que stimulantes. Elles balayent un champ exceptionnellement large. Qu'il s'agisse de l'évocation de la contribution des Orientaux à la controverse et à l'érudition au cours du XVIIe siècle par Léon Buskens et Baudoin Dupret ou de l'étude qu'Abdou Filali-Ansary consacre à la conscience historique et au défi de l'historicisme en contextes musulmans, on est d'emblée saisi par la richesse des faits examinés et la finesse d'analyse. Une trentaine d'années après l'événement que fut la parution du livre d'Edward Saïd, L'Orientalisme - L'Orient créé par l'Occident (traduit de l'anglais au Seuil en 1988), il nous est proposé de considérer ces autres orientalismes : l'Orient des Orientaux. Si on est épaté, c'est aussi, sans doute parce qu'on n'a point lu les mille pages que comportent les deux volumes concoctés à l'initiative de Jean-Claude Vatin D'un Orient l'autre. Les métamorphoses successives des perceptions et connaissances (CNRS, 1991). François Pouillon nous prévient : « Si, à coup sûr, (…) nous ne sommes pas dans la ligne saidienne, nous ne pensons pas pour autant que la restauration d'une science orientaliste pure soit aujourd'hui tenable. Car l'imbrication, fût-elle relative, de la science et du politique a été suffisamment démontrée (…) mais imbrication ne signifie pas enrôlement, et ce n'est pas rien que de réaffirmer un idéal quand bien même il confine à l'illusion : le plus simple est de repérer l'encerclement par le politique sans en accepter la fatalité ; assumer ainsi la part du jeu, de l'exception, de la différence, qui rétablit précisément l'intellectuel dans sa dignité ». Les réflexions de Pouillon sur la réhabilitation de l'académisme en peinture qui pousse vers les salles des ventes « tout un stock d'œuvres jusque-là remisées avec le statut de croûtes » attirent l'attention quand il nous invite à penser que « contrairement à ce qu'en dit Saïd, cette peinture a toujours été caractérisée par un jeu complexe de significations ». Esprit libre, le fils de l'architecte François Pouillon (qui lui a donné son prénom) écrit par ailleurs : « Je ne vais pas me faire que des amis en soulignant le fait que des choses qui s'appellent ‘coopération', ‘aide au développement', ‘devoir d'ingérence', voire ‘intégration' mais là, c'est plus discutable, sont à la vérité autant de métastases de l'idéal colonial ». Ce n'est pas une moindre liberté qui se repère dans l'examen critique auquel s'adonne Zakaria Rhani : Ne touche pas à mon Orient ! Auto-exotisme et anti-anthropologie chez quelques intellectuels marocains contemporains. Construisant un dialogue sans concessions avec Abdelkebir Khatibi, Tahar Ben Jelloun, Fatima Mernisi et Abdellah Laroui, il en vient à écrire, à propos de Marabouts, Maroc (Gallimard, 2009) : « Ben Jelloun, de son propre aveu, n'avait jamais songé qu'il y avait autant de saints dans son propre pays ; et sans l'intervention de Claudio Bravo, un peintre chilien, il serait resté, pour reprendre un célèbre passage poétique d'Al-Mutanabbi, bienheureux dans sa triste ignorance ». Ce que Zakaria Rhani vient à pointer dans « l'idéal exotique » apparaissant sous la plume de Ben Jelloun contrairement à ce qui apparaît à lire Le culte des saints dans l'Islam maghrébin (Gallimard, 1954) d'Emile Dermenghem, c'est carrément « l'équation psychologique suivante : « La possibilité pour l'individu du cru de dire sur sa propre société ce qu'il interdit aux Autres de dire ; le droit à l'exotisme et aux fantasmes pour soi sur soi, mais pas pour l'Autre sur le Même ». On mesure par cet exemple la vivacité des intuitions (voire des admonestations) qui font d'Après l'orientalisme - L'Orient créé par l'Orient une lecture constamment roborative. La place manque pour déployer tout l'arc-en ciel. Songez que cet ouvrage contient l'explication de « comment le Japon a échappé à l'orientalisme (de l'Occident) » et une généalogie du folklore égyptien, une étude de la réception arabe des Mille et une nuits (XVIIe-XXe Siècle) ou encore une analyse très serrée par François Zabbal de l'islamologie des universitaires musulmans en France. On notera, en regrettant de devoir conclure trop rapidement ce survol, la contribution particulièrement fine de Mohammed Hatimi concernant les tenants de la critique religieuse de l'orientalisme. Ce qui frappe, à la lecture d'Après l'orientalisme- L'Orient créé par l'Orient, c'est la manifeste loyauté intellectuelle des contributeurs ainsi que l'érudition partagée sans emphase mais non sans verve. Salim Jay