Le célèbre politologue et directeur de recherche à Sciences Po Paris, Zaki Laïdi, a été l'invité de l'Ecole de gouvernance et d'économie de Rabat (EGE). Il y a animé, jeudi soir, une conférence intitulée « Obama, l'Europe et le Printemps arabe ». Dans cette interview, le chercheur analyse l'échiquier politique mondial, ses changements et ses défis. Zaki Laïdi revient dans cette interview, accordée au Soir échos, sur le blocage du dossier de la Palestine où l'Europe n'a pas eu droit d'agir. Laïdi se penche également sur la situation marocaine avant et après les élections sans oublier les challenges que le royaume devra relever pour pouvoir consolider sa position géopolitique. Entretien. Vous avez animé, jeudi 8 décembre à Rabat, une conférence intitulée « Obama, l'Europe et le Printemps arabe ». Ce sont les trois composantes clés de l'échiquier politique mondial. Comment décrivez-vous l'interaction des trois parties, actuellement ? L'Europe et les Etats-Unis ont réagi par rapport aux révolutions arabes. Ce que nous pourrions retenir globalement, c'est qu'Européens et Américains partagent l'essentiel de l'analyse politique à faire sur le Printemps arabe. C'est-à-dire, qu'il y a une reconnaissance unanime de quelque chose d'extrêmement important qui s'est produit et qui engendrera, certainement et à long terme, une nouvelle structure, un rééquilibrage des rapports entre l'Occident et le monde arabe. L'Europe et les USA savent qu'ils doivent se mettre du bon côté de l'histoire, notamment au regard d'un passé qui n'a pas toujours été à la hauteur des attentes. Les Européens comme les Américains ont été, par la force des choses, les défenseurs d'un certain statu quo et les tenants de ce que j'appelle dans mon papier que je viens de publier dans Le Monde * « Pacte du silence » entre les régimes arabes et l'Occident. Ce dernier a fermé les yeux sur la nature politique de ces régimes arabes, qui dans leur grande majorité ou quasi totalité étaient profondément anti-démocratiques, pour la défense de ses intérêts dans la région. Et c'est sur cette base que se fondait le pacte. Quelles ont été les conséquences de ce « pacte du silence » ? La principale conséquence sur les régimes et donc sur les sociétés arabes, c'est qu'elles se sont retrouvées en quelque sorte dans une situation de faiblesse, ce qui a imposé une nouvelle donne, aujourd'hui. Et sur ce point, j'ai été très intéressé par les déclarations du nouveau Premier ministre marocain, Abdelilah Benkirane, qui a annoncé que les relations du Maroc avec l'Europe et les USA seront beaucoup plus équilibrées, du moment où nous aurons des régimes plus représentatifs, dotés d'une légitimité plus grande et donc plus actifs sur le plan international, un peu comme la Turquie. Sur le long terme, nous serons amenés à redéfinir profondément les rapports occident/monde arabe. Je pense que ce dernier se rapproche de l'Europe comme le démontre sa réaction au sein du Conseil de sécurité, contrairement à d'autres pays, dont la Chine, la Russie, ou encore l'Inde et le Brésil qui n'ont pas mesuré ce qui se passait dans le monde arabe. « Quoi que l'on dise, le Maroc c'est le pays où la transition s'est déroulée dans des conditions pacifiques, qui pourraient être favorables à sa réussite ». Dans plusieurs de vos publications, vous avez reproché à Obama l'absence d'une vision stratégique globale. L'image de la grande force mondiale serait-elle compromise face à l'Europe et le monde arabe ? Les Etats-Unis font de moins en moins la pluie et le beau temps dans le monde que par le passé. Par rapport au Printemps arabe, la réaction de ce pays a été, toutefois, habile et adroite. Malgré les contraintes, surtout en ce qui concerne l'Egypte, la réaction américaine a pris des risques, certes, calculés, mais évidents quand même. Je trouve, honnêtement, que la gestion américaine du Printemps arabe a été bonne, contrairement à celle de la question palestinienne. Obama a nettement reculé pour des raisons liées à la politique intérieure américaine et à l'existence d'un certain nombre de forces (politiques) défavorables au règlement de la question et qui considèrent l'alignement sur les conditions d'Israël fondamental. Le plus préoccupant encore, c'est que non seulement il y a un recul, mais il y a un refus de la part de l'administration américaine de permettre à d'autres acteurs d'intervenir. Les USA eux-mêmes ne veulent plus jouer leur rôle, parce qu'ils estiment que la seule manière de le faire serait, en réalité, d'exercer des pressions sur Israël. Mais pour des raisons internes, ils ne le peuvent pas ou ne le veulent pas. En même temps, ils n'encouragent personne et découragent même les Européens à agir. Finalement, l'acquis du discours du Caire d'Obama est en train de se désintégrer et ma crainte est que les Etats-Unis ont déjà théorisé leur manque d'engagement en considérant que désormais la politique américaine étrangère doit s'exercer en direction de l'Asie. C'est une manière habile de botter en touche, et cela est préoccupant pour la région. Pensez-vous que l'Europe doit s'impliquer dans le règlement du dossier palestinien ? L'Europe doit et peut avoir un rôle, mais pour cela il faudra réunir deux conditions : qu'Israël accepte que les Européens s'en mêlent et que les USA acceptent de soutenir cette démarche. Pour le moment, Israël pense que l'Europe n'a pas la légitimité qu'il faut, que sa position n'est pas proche de la sienne et du côté Etats-Unis, ils ne sont pas particulièrement soucieux de voir d'autres engager un processus politique dans la région, d'où l'extrême froideur avec laquelle les Américains fuient la proposition française d'une conférence sur le Proche-Orient. Mais il faut admettre qu'une nouvelle conférence sur le Proche-Orient sans engagement ni pression américaine sur Israël aboutira inexorablement à l'échec. Quelle évaluation faites-vous de la gestion palestinienne du dossier palestinien ? Je ne pense pas que la gestion palestinienne du dossier au niveau de l'ONU a été adroite. Cette obstination à vouloir un siège, alors que l'on sait qu'au Conseil de sécurité il y a opposition américaine, n'est pas très habile. Même s'il s'agissait, pour les Palestiniens, de rappeler à Obama sa promesse faite en 2010, le Conseil de sécurité s'exprimera contre ce siège. Mieux valait, à mon avis, se diriger, dès le départ, vers l' « Option du Vatican » au lieu de perdre autant d'énergie pour n'aboutir à rien. Mais, encore une fois, ce n'est pas cela qui explique le désengagement des USA. Ce qui bloque tout le dossier, c'est le refus de ces derniers d'exercer une pression quelconque sur Israël. Obama représentait l'espoir, son attitude était proche de l'Europe, mais les contraintes intérieures ont fini par geler complètement le dossier. Par rapport au Printemps arabe, vous avez, à maintes reprises, mis l'accent sur la position hésitante de l'Europe qui nie son implication alors qu'elle l'est. Pourquoi cette schizophrénie ? Il faut plutôt distinguer entre Europe et Européens. Face au Printemps arabe, il faut l'avouer, la réaction collective des Européens a été décevante, mais individuellement, les réponses de certains pays comme la France et la Grande-Bretagne ont été extrêmement importantes et absolument fondamentales. C'est la France qui a été la première à engager des frappes aériennes à Bengazi, pour empêcher le massacre en Libye. Franchement, sans l'engagement initial de la France et ensuite celui de la Grande-Bretagne, je ne pense vraiment pas que les Américains seraient intervenus, comme ils l'ont fait. Donc, nous ne pouvons pas résonner au niveau de l'ensemble de l'Europe, mais au niveau des Etats d'Europe individuellement qui ont joué un rôle indiscutable et continuent toujours à le faire au sein des Nations-Unis en ce qui concerne la situation en Syrie. Ce qui manque, c'est une volonté collective, puisque certains Etats ne veulent pas d'un engagement au nom de l'UE et préfèrent le faire sur des bases intergouvernementales. A côté, il y a aussi des membres qui tout simplement ne veulent pas s'immiscer ou s'engager dans une guerre à l'exemple de l'Allemagne et se sont abstenus de voter la résolution 1973 du Conseil de sécurité**. Par rapport à l'embrasement en Syrie, a-t-on envisagé un scénario à la libyenne ? En Syrie, la situation est beaucoup plus difficile. L'opposition est différente et il n'y a pas de demande d'intervention de l'extérieur. L'opposition syrienne n'est pas unifiée, mais l'on constate quand même qu'il y a un acheminement, un corridor humanitaire qui se met en place. Le régime syrien est, pour moi, plus vulnérable que le libyen, parce que ce dernier dispose de moins de ressources, ses jours sont comptés et ses perspectives de survie sont très faibles. Le risque d'évolution de la violence est bien là, mais je ne sais pas si nous pourrions parler de guerre civile. De toute façon, la chute du régime syrien est inéluctable, reste à savoir quand et sous quelles conditions. Le Maroc a eu, à son tour, le droit à la révolte populaire par le déclenchement du Mouvement du 20 février. Quelle lecture faites-vous de la transition que vit le pays ? Très honnêtement, je ne suis pas au fait du Mouvement du 20 février. Ce que je crois en savoir, c'est qu'il est hétérogène et qu'il a appelé au boycott des élections où le taux de participation n'a pas été aussi fort. Ce que je constate, par ailleurs, c'est que la transition marocaine intervient dans un contexte politique où existent d'ores et déjà des forces politiques organisées. Quoi que l'on dise, c'est un pays où la transition s'est déroulée dans des conditions pacifiques, qui pourraient être favorables à sa réussite. On peut être raisonnablement optimiste sur la transition politique au Maroc. La démocratie électorale est fondamentale mais à elle seule, elle ne suffit pas. Il faut que cette démocratie révèle ses sources. Et c'est à ce moment là, que l'on entamera l'étape la plus dure, celle de régler les problèmes dont souffre la société. Peut-on dire que le Maroc s'en est le mieux sorti du Printemps arabe ? A mon avis, le Maroc s'en est sorti du Printemps arabe à condition que les réformes se concrétisent et débouchent sur des luttes plus importantes contre la corruption, les inégalités, et pour un meilleur accès aux services sociaux publics. Les révolutions arabes ont toutes, en commun, trois facteurs : le premier est une composante libérale, qui est la démocratie, la monarchie constitutionnelle pour le Maroc ou la Jordanie, par exemple. Le second est une dimension sociale appelant à plus d'équité, de justice et le troisième facteur, c'est la demande du respect de la dignité humaine, personnelle et collective. Tout le défi est là, reste à ce que chaque pays trouve sa trajectoire. Quelle analyse faites-vous des résultats des élections au Maroc ? Les résultats ne sont pas surprenants même si l'on s'attendait à un taux de participation beaucoup plus important. Le PJD devra composer avec les autres partis existant déjà, ce qui fait d'ailleurs la particularité du Maroc où toutes les forces politiques ont eu le droit de s'exprimer, contrairement à d'autres pays comme l'Egypte. Pour moi, au Maroc, il existe déjà un embryon de démocratie sur lequel se construit, à présent, la transition. Le risque, à présent et pas seulement au Maroc, c'est de trop attendre de la démocratie. Le Maroc devra relever deux défis : l'emploi par des stratégies de développement et la distribution plus équitable de la richesse. Pour que les gens adhèrent y compris à la démocratie, il faut qu'ils ressentent que cette dernière leur permet d'atteindre un certain nombre d'objectifs. La démocratie est un idéal qui ne peut prendre racine que s'il apporte des changements concrets dans la vie, c'est fondamental ! Au Maroc, à l'instar d'autres pays arabes, c'est la priorité de l'avenir. *Zaki Laïdi a publié le 5 décembre sur les colonnes du « Monde » un article intitulé « Respectons le choix des peuples, respectons la démocratie ! ». **La résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies a été adoptée le 17 mars 2011 pour permettre aux pays qui le souhaitent le recours à la force contre le régime Kadhafi.