Rarement une préface à la traduction française d'un poète arabe m'aura autant impressionné que le texte d'Omar Merzoug figurant en ouverture d'Une sérénité désenchantée (Orphée / La Différence, 1991), volume qui nous offrait de lire le poète de Cordoue Ibn Zaydûn, 393-463 de l'Hégire, 1003-1070 ap. J.-C) en arabe vocalisé sur la page de droite et en français sur la page de gauche. La nouvelle de la prochaine résurrection de la collection Orphée – plus de deux cents titres avaient paru sous la direction du poète Claude-Michel Cluny – permet d'espérer un rapide retour en librairie de ce précieux volume. En attendant, on peut lire Ibn Zaydûn aux éditions Sindbad / Actes Sud. Les poèmes ont été choisis et traduits de l'arabe par André Miquel en 2009 (mais sans le texte original en regard) sous un titre Pour l'amour de la princesse qui témoigne ostensiblement de la passion d'Ibn Zaydoun (que Miquel fait naître en 394/1003 tandis que Merzoug opte pour 393 !) Wallâda, fille de l'avant-dernier calife umayyade devint célèbre dans l'Espagne musulmane pour le salon où elle réunissait écrivains et poètes. Elle écrivait elle aussi des poèmes. Les pièces inspirées par la liaison tumultueuse d'Ibn Zaydûn avec Wallâda figurent dans le Dîwân édité par Karam al-Bustânî à Beyrouth aux éditions Dâr Sâdir en 1975, où, nous dit Miquel, elles ont pour titre Amour, regrets et évocation de la nature. Dans sa présentation qu'il intitule Ibn Zaydûn, le festin d'infortune, Omar Merzoug affirme : « De tous les poètes andalous, Ibn Zaydun est celui qui concentre en lui tout ce qui reste d'une civilisation dont nous portons en nous les décombres amoncelés et l'inlassable espérance » (Jaques Berque). De la perte de ce continent enchanteur, nous, sommes comme des amants pétrifiés dans la nostalgie, inconsolables. Cette inconsolation est un bon point de départ pour choisir de nous rapprocher d'Ibn Zaydûn. On acceptera de se montrer attentif à la proposition de Merzoug d'« admirer» du même coup le poète et l'homme. Ils doivent retenir notre attention à des titres divers. Ce poète inspiré, ce fauve politique qui fait et défait les dynasties s'est rendu à une femme, Wallâda, « Ne te courbe que pour aimer disait René Char. » C'est bien toute l'affaire d'Ibn Zaydûn. En nous invitant à « cesser de lire le poète en bâillonnant l'homme », Merzoug, dont on sait qu'il a traduit Abu Nûwas dans un superbe album paru aux éditions Paris Méditerranée / Eddif, insiste sur la nécessité de « délivrer Ibn Zaydûn de cette image misérable de l'amant trompé » avant de signaler que « cet auteur prétendument classique ne dédaigne pas de s'affranchir des contraintes du mètre arabe. » Voilà bien la dispute affaire avec ces deux traductions d'Ibn Zydûm. Miquel écrit : « si litanie il y a, elle risque d'être lassante. Mais Ibn Zaydûn, dirais-je, avait plus d'un tour dans son sac. Et d'abord la variété du rythme, essentielle si l'on songe que ces vers pouvaient être chantés… » Comment le lire ? Merzoug répond : « il faut se faire sans doute poète soi-même le temps d'une lecture. » Et de nous rappeler la fraîcheur d'une évidence trop souvent occultée : « Jamais peut-être n'avons-nous été aussi proches d'éprouver l'essence de la poésie qu'aux temps de la prime jeunesse. La vie n'avait pas encore durci en nous le limon de la spontanéité et de l'innocence. Nous n'étions pas encore livrés à l'affairement quotidien qui abîme nos sensibilités. » Il constate que « seul le poète parle des amants comme de deux secrets lovés dans le sein de la nuit que la langue de l'aube menace de dévoiler » (Ibn Zaydûn) Bien sûr, on comparera les vers d'Ibn Zaydûn « À t'aimer j'égaye mes jours/ Et ton amour est ma religion » à ceux d'Ibn Arabi écrivant plus d'un siècle après : « J'embrasse la religion de l'amour, où que se dirigent ses caravanes, car l'amour est ma foi et ma religion. » N'y a-t-il pas comme un accent moderne dans le désespoir sans l'ironie : « Ne sois donc pas avare, traduit Miquel, donne-moi ce qui reste de ce bout de bois, de ce cure-dents. / Peut-être mon cœur se consolera-t-il, un moment, d'un baiser à celui qui a baisé ta bouche. » Et le même pouvoir de prendre à rebrousse-poil l'évidence insupportable de la défaite amoureuse s'entend lorsque Miquel traduit : « J'aime mes ennemis puisque tu es des leurs […] La plainte de l'amour ne connaît de répit/ que lorsqu'elle s'adresse à la miséricorde. » L'amour indéfectible est ainsi rendu par Omar Merzoug : « Sois hautaine, je le souffrirai, / Accrois tes retards, je patienterai, / Sois orgueilleuse et je me ferai humble, / Fuis-moi et je te suivrai,/ Parle et je t'écouterai / Ordonne et j'obéirai. » L'amant passionné qui mourut à Séville mérite aujourd'hui encore des lecteurs passionnés.