Il y a des jours où le rituel de la chronique vous semble anachronique. Ce matin là, vous comptiez sur le hasard, ou la bibliomancie. Mais vous vous frottez les yeux et vos oreilles luttent contre le bruit d'une perceuse dans la cour. Allez-vous trouver refuge dans un livre et y convier à votre tour des lecteurs ? Et quant à vous, direz-vous “je“ ? Allons-y ! Ouvrons ensemble Le vol du vampire de Michel Tournier (Mercure de France, 1981) pour y retrouver cette question du poète belge Louis Scuténaire : «Etant donné une feuille de papier et une jeune femme, un jeune homme, un enfant, un vieillard, un malade, un amoureux, un avare, etc, comment faire pour que cette feuille de papier leur devienne un objet d'agrément, de plaisir, de désir, d'horreur, d'épouvante, de chagrin, de mélancolie ?» Pour l'épouvante et la mélancolie, l'évocation des tragédies dont l'actualité n'est pas avare nous vient d'un feuille de journal tachée du sang qui coule en Syrie. Le poète syro-libanais Adonis vient de s'élever contre le carnage qui laisse presque sans voix la communauté internationale. Serait-ce le temps de relire le recueil d'Adonis qui parut à Beyrouth en 1988 sous le titre Ihtifâ'an bil achîa al ghâmidat, al wâdihat et a été traduit en 1991 aux éditions de la Différence par Anne Wade Minkowski avec la collaboration du poète : Célébrations ? De fait, Adonis semble presque encourager le chroniqueur, car voici ce qui est intimé à la page 95 : «Ecris- / c'est la voix souveraine / pour te lire toi-même/ et écouter le monde.» Quel optimisme dans ces vers ! Comme si le poète n'avait jamais songé à l'écriture dévoyée en démagogie, en tromperie persistante, en logomachie, en célébration du faux ? Mais quoi ! Adonis écrit aussi : «Parfois / la ligne droite est un chemin / menant nulle part» Et, juste après, comme si cette célébration de la bifurcation l'embarrassait : «l'homme est un livre/ que la vie lit sans cesse/ La mort le lit en un seul instant / une seule fois.» Adonis serait-il expert en tautologie ? Plus loin, ceci : «Notre existence est une pente / Nous vivions pour la gravir. A quoi l'on préférera peut-être la formule d'André Gide : «Il faut suivre sa pente, à condition que ce soit en montant».» Les Chants de Mihyar le Damascène, recueil d'Adonis paru en traduction française aux éditions Sindbad en 1983 m'avaient laissé un souvenir plus puissant que Célébrations où l'on retrouve cependant ce personnage créé par le poète qui relate les mémoires d'Abû Tamâm, poète abasside (788-846) ou encore une biographie condensée (en vers) d'Abû Nuwâs reposant sur ce qui a été dit de lui et sur ce qu'il a écrit. Au nombre des confessions réinventées : «J'ai bâti sur mes désirs / sans autre guide que le pouls de la création». Quant à la Célébration de Beyrouth 1982, voyez comme on dirait Damas, trente ans après : «Le soleil dit presque à sa clarté – / aveugle mes yeux / afin qu'ils ne voient plus/ La vie est-elle une faute / que corrige l'assassinat / Où est le fossé assez large pour les larmes / Où est le trou capable d'abriter l'âme» Reprenons donc par où nous avons commencé. Réouvrons Le vol du vampire de Michel Tournier (dont la tante épousa Taha Hussein) pour y retrouver ce passage où il est rapporté que «dans une longue analyse datant de 1930, Variation sur une pensée, Paul Valéry s'acharne à dénier toute valeur théorique» à l'une des plus célèbres phrases de toute la littérature française : «Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie.» Tournier rappelle ceci : «Comme on fait une moustache à la Joconde, Valéry en viendra même à la retourner mot pour mot. Cela devient : Le vacarme intermittent du petit coin me rassure.» Alors, l'infini ne serait qu'un colifichet de poète ? Allons voir dans Insecte de l'infini d'Abdallah Zrika, traduit de l'arabe par Bernard Noêl et l'auteur casablancais, dans la même collection, Le Fleuve et l'Echo, que Célébrations d'Adonis, mais seize ans plus tard, en 2007. Rien de tel que la poésie d'Abdallah Zrika dans Insecte de l'infini pour que «cette feuille de papier (me) devienne un objet d'agrément, de plaisir, de désir, d'horreur, d'épouvante, de chagrin, de mélancolie», suivant le vœu cité plus haut. D'ailleurs, lisez vous-même Insecte de l'infini: «Le copieur n'accapare un texte / que pour le transmettre au transformateur/ ou bien au plagiaire qu'il rencontre / sur le chemin du souk / Le collectionneur ne cache le texte / dans sa poitrine que pour le / livrer aux souris de la boutique / Pourtant la souris n'attend que le sommeil / de l'écrivain pour se faufiler vers / la farine de la feuille / (…) Et j'écris / pour sortir de la nuit /de moi-même dans le matin / d'un texte / Et je lis / pour sortir de la nuit / d'un texte dans le matin de moi-même». Abdallah Zrika écrivit ces lignes il y a dix ans. Des poètes vous confirmeraient qu'elles valent pour aujourd'hui et demain.