Une brise de jazz exalté et de groove aérien a effleuré les gradins du Chellah ce week-end. L'audience est venue acclamer un festival qui mêle depuis belle lurette du bon vieux jazz européen avec des rythmes marocains. Une fin de semaine marquée par des fusions fraîches et des artistes attachants où guembri et darbouka ont côtoyé saxophones, trombones, trompettes, pianos à queue et autres grands gabarits du jazz. Les musiciens nationaux semblaient savourer chaque moment de ces face- à-face avec des jazzmen aguerris venus du Vieux continent. Une aubaine pour ces jeunes pousses qui rêvent d'un Maroc swingant. Jazz au Chellah a fait valoir, une fois de plus, la portée de son message : promouvoir le jazz et la musique du monde. Voici un tour d'horizon. Commençons par la Tchéquie. Une atypique Yva Bittova a irradié la soirée du jeudi, volant la vedette au moins convaincant duo autrichien Michaela Rabitsch et Robert Pawlik qui manquait de punch malgré la voix remarquable de Michaela. Hypnotique, la chanteuse tchèque a totalement pris son public de court. En solo et munie de son violon, elle a accompagné sa voix puissante de gestuelles improbables, joignant mimiques enfantines et courbettes théâtrales, dans un show prenant vite des allures de comédie musicale portée par un timbre de ténor. Fraîche, hilarante, expressive, elle a orchestré à elle seule un mélange surprenant de chants tziganes déchirants et mélancoliques, suivi de balades romantiques ponctuées d'emportements extatiques inopinés. Avant de clôturer avec “My funny valentine'', chanson standard du jazz populaire, elle a interprété “Funny little girl'', un titre qui lui allait comme un gant, allant même jusqu' à gratifier l'agent de sécurité de 2 minutes de spécial dédicace, devant un public plié de rire. On est fans. Vendredi soir, après deux soirées quelque peu soft en termes de jazz, le festival a dégainé les poids lourds. Le rideau s'est levé sur du beau matos : piano , contrebasse, batterie, basse, saxophone et trombone ouvraient le bal. Ramon Fosati et Toni Sola, souffleurs invétérés, ont tenu à nous montrer ce qu'est un vrai Hard bop. Accompagnés du trio Ignassi Terraza avec lequel ils sont habitués à jouer bien que certains des membres résident dans d'autres pays, ils ont mené un concert ficelé, tout en équilibre. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec les courants jazz, le Hard bop est le courant de la fin des années 50. A tendance gospel et blues, il talonne le cool jazz et met à jour les racines noires de cette musique. La prestation a culminé en un morceau groovy intitulé ‘'The Black Key'', titre éponyme du dernier disque du groupe, primé par la revue Jac comme meilleur disque de l'année. La soirée s'est enchaînée avec un gnaoua bien épicé de Farid Mayara et le sixte t de musiciens venus de plusieurs pays d'Europe. Relevant plus d'une session jazz informelle, les accords du sixte t ont croisé ceux du guembri et des percussions, dans une succession d'improvisations éclectiques aux sonorités jazz rock. Guidés par le saxophoniste belge Toine Thys, les neufs musiciens de tous bords nous ont livré un de ces dialogues musicaux qui est l'apanage du Chellah, porté par la fabuleuse voix de Farid Mayara. Samedi soir, un vent scandinave a balayé les planches. Elifantree, trio aux origines fino-suédoises, a su gagner un public visiblement séduit par leur jeunesse et leur fraîcheur complice. Empreinte d'un souffle folk, leur musique entraînante prenait des cadences jazz-rock. Interprétant des morceaux de leur dernier album ‘'Love and trees'', leur prestation était agrémentée de l'aura de la chanteuse qui dégageait une présence magnifiée par ses cheveux flamboyants et sa performance vocale, une des plus jubilatoires depuis le début du festival. Toujours sur un nuage scandinave, nous avons eu droit à un doigté exceptionnel du pianiste danois hors pair Bebe Soren et son trio maniant batterie et basse. Les balades mélancoliques aux couleurs nordiques, suaves à souhait, fendaient le ciel avec brio. Last and not least comme on dit à New York, le tout jeune saxophoniste Faiz Lamouri résidant à la grosse pomme, a fait ses premiers pas sur les scènes de son pays natal. Diplômé de la New School for Jazz and Contemporary Music, non connu du public marocain et ayant tout juste soufflé ses 25 bougies, le jeune prodige a fusionné assez brillamment avec le groupe danois. Il nous a savamment concocté deux compositions orientales, inspirées du ‘'makam'' dont une intitulée ‘'A night in Jamaa el Fna'' (une nuit à Jamaa el Fna). Un pari réussi. La particularité du Jazz au Chellah c'est qu'il sait nous surprendre. S'appropriant un thème bien à lui, il nous laisse découvrir des fusions déconcertantes. Et face à ces métissages, l'euphorie est toujours brutee. Plus de 1500 personnes ont afflué chaque soir au site du Chellah. Les gradins ayant une capacité de quelque 1200 personnes, les groupes de jeunes s'asseyaient à même le sol devant la scène ou sur les gradins. Fonds de commerce du festival, les jeunes étaient présents en masse et écoutaient religieusement les performances, huant d'une même voix les musiciens à coups de ‘bravo'' et ‘'well done'' (une des spécificités du festival : la communication anglo-saxonne). Une génération de jeunes qui surprend par sa connaissance musicale, et sa sensibilité affûtée. En écoutant leurs commentaires fuser lors des spectacles, souvent avec une sensibilité déconcertante, du genre ‘'guitariste wa3er'' ou ‘cette partie c'est du grand art, ‘ah le feeling qu'ils mettent'', ou ‘'le pianiste est un maestro', ou même leurs applaudissements qui ponctuent pertinemment les moments d'apothéose, on se doit de respecter leurs oreilles musicales précoces. Doté d'un coté intimiste de par sa charmante scène et son site enchanteur, le festival attire notamment des étrangers venant s'extasier devant leurs compatriotes. Des couples d'un certain âge, l'œil aiguisé, l'oreille à l'affut faisaient également honneur au jazz show, une béatitude attendrissante sur leurs visages. Organisé par la délégation européenne au Maroc et attirant, dès sa création essentiellement les diplomates de Rabat, le festival est aujourd'hui le rendez-vous spirituel des Rbatis. « Moi je suis fidèle au festival depuis des années, c'est mon moment détente », nous confie une Rbatie. Pour d'autres, les coups de cœur sont indéniablement les ‘'surprises fusionnelles'' : ‘'c'est toujours agréable de voir autant de nationalités sur une même scène, juste devant nous'', dévoile un jeune Rbatie. De jeunes espagnoles en mission professionnelle à Rabat déclarent unanimement: « La programmation varie, il y en a de bons et de moins bons mais c'est toujours un plaisir.'' Une chose est sûre : Au Chellah, les Rbatis ont vigoureusement démenti leur réputation de casaniers.