Evoquant son père dans Un pedigree, Patrick Modiano écrit : « De retour quai de Conti, il apprend que sa Ford, qu'il avait caché dans un garage de Neuilly, a été réquisitionnée par la Milice en juin et que c'est dans cette Ford à la carrosserie trouée de balles et conservée pour les besoins de l'enquête par les policiers que Georges Mandel avait été assassiné. » La Milice, formation paramilitaire créée par Vichy pour lutter contre la Résistance, et qui multiplia crimes et exactions, ce n'est pas une mince ombre sur le visage d'un père, ainsi que le conte Jocelyne Laâbi dans un récit souvent poignant, « La Liqueur d'aloès. » (La Différence, 2005) « Jamais je ne t'ai interrogé sur ton appartenance à la Milice. J'avais trop honte pour le faire. (…) Je ne voulais pas t'entendre et je me rappelle encore le geste que je faisais pendant que tu parlais, comme pour évacuer de la main tous ces mots qui sortaient de ta bouche. Tu as parlé, parlé, et j'avais honte. » La mère de Jocelyne, « lorsqu'elle voulait obtenir quelque chose de Louis, ouvrait grand la fenêtre, et entonnait à pleine voix « L'Internationale !». Elle n'en connaissait que le début mais cela suffisait, Louis la suppliait de se taire et cédait. » La famille s'est installée au Maroc au début des années cinquante. Jeune fille, Jocelyne souffre du passé de son père : « Avoir un père milicien alors que je me sentais si profondément, si sincèrement antifasciste, c'était dur à avaler ». Epouse d'Abdellatif Laâbi, qui dirigera la revue Souffles, sera torturée et emprisonnée huit années durant, avant de présider, jusque récemment, la commission d'Avances sur recettes du cinéma marocain, Jocelyne Laâbi raconte avec finesse et loyauté son parcours de Française devenue Marocaine de cœur. Avait-elle retenu, en l'adaptant, la leçon chantée par sa maman ? Elle réveillait ses enfants d'un « Debout les damnés de la terre », devenu, dit-elle, aussi banal pour eux qu'un « Debout les enfants ». Et de poursuivre : « Le soir, j'expliquais en préparant des spaghettis ou en faisant frire des œufs ce qu'était le prolétariat ou qui était MaoTsé-Tung. » Cette potion étant supposée servir d'antidote… Arrivée au Maroc sous le Protectorat Jocelyne Laâbi y deviendra femme de prisonnier politique dans le Maroc indépendant et les plus belles pages de son livre disent la lutte des familles pour le respect des droits humains des leurs. Cette période méritait un tel témoignage tranquillement audacieux. Ce fut une bonne nouvelle que l'attribution du Goncourt de la Poésie 2009 à Abdellatif Laâbi pour l'ensemble de son œuvre. Le deuxième volume de son œuvre poétique rassemble un grand nombre de recueils avec une préface vibrante du remarquable poète et romancier qu'est Jean Pérol, lequel écrit que « dans un silence presque aussi long qu'une éternité huit ans et demi dans une geôle ce n'est pas quinze jours au Club Med, Laâbi a eu le temps de faire ses choix et d'être sûr de ne plus en douter ». Relus en bloc, et c'est un bloc imposant sans être intimidant, les poèmes d'Abdellatif Laâbi s'entendent peut-être encore mieux. On aime toujours autant ceux qui composaient « Le Spleen de Casablanca ». Et on aime vraiment lire et méditer le nouveau récit que publie le poète, « Le Livre imprévu ». C'est un journal intime, ou plutôt une sorte de journal intime, une promenade en soi-même, plutôt roborative puisque rarement complaisante et qui compose un livre absolument sympathique. On y entend les tourments, les joies, les inquiétudes et les moments de félicité, qui ne sont pas ceux où l'auteur reçoit des félicitations. C'est simplement que Laâbi est un écrivain qui espère être entendu, là où un autre poète, Georges Perros, affirmait : « Personne n'écoute personne, » Laâbi n'est sans doute pas plus dupe qu'un autre, mais il se définit volontiers comme un « fou d'espoir » avant de se demander s'il y a de quoi. On aime le lire racontant comment il lui arrive d'entendre sa mère dans sa propre voix et aussi comment les pistils d'ici lui parlent des pistils de là-bas.