On ne badine pas avec Franco. Le super juge Baltasar Garzon l'a appris à ses dépens. Celui qui a conduit à la Cour le dictateur chilien Augusto Pinochet, révélé au grand jour des trames de corruption espagnoles et donné le coup de massue au terrorisme de l'ETA, fait l'actualité judiciaire non comme juge, mais comme accusé, cette fois-ci . «Prévarication» est le crime formulé à l'encontre de la star des audiences. Baltasar Garzon est poursuivi pour avoir ouvert le dossier de disparitions forcées de pas moins de 114.000 républicains durant la guerre civile. Or, l'Espagne a déjà pansé ses plaies et a enterré le général Franco avec ses exactions, ensemble dans la même tombe. En promulguant la loi d'amnistie de 1977, l'Espagne cherchait à se parer contre toute tentative de faire sortir les démons d'hier de leur tanière. Grâce à une acrobatie judiciaire, le locataire du cabinet d'instruction numéro 5 de l'Audience Nationale s'est emparé du dossier, sous l'impulsion des familles des victimes qui n'ont cessé de réclamer justice. Garzon a redonné un autre nom à cette exhumation du passé peu reluisant espagnol en qualifiant ces actes de «crimes contre l'humanité», pour pouvoir ouvrir une enquête et s'attaquer à ce sujet sans crainte. Hélas, les partis d'extrême droite l'attendaient au tournant. Halte, on ne touche pas au passé franquiste ! Après des mois d'instruction, il est renvoyé en jugement par le juge du Tribunal suprême, lequel a décidé de donner suite aux plaintes déposées par trois associations de l'extrême droite, pour ne pas dire fascistes. Selon l'acte d'accusation, il risque une peine allant de dix ans à vingt ans d'interdiction d'exercer, couplée d'une lourde amende. Sa carrière risque d'être écourtée avant son heure, lui qui a défié les tyrans des juntes d'Amérique latine. L'Espagne est en émoi et la chaîne de solidarité ne cesse de s'élargir au fil des jours et des rebondissements. Les démons du passé Les recours présentés par son avocat sont refusés au fur et à mesure. Et les convocations judicaires se multiplient au même rythme que le mouvement d'indignation. «L'injustice espagnole», selon le New York Times a fait couler de l'encre et mobilisé les foules au-delà des frontières ibériques. À chaque déplacement du juge au tribunal, une foule acquise à sa cause scande en chœur son exaspération et réclame justice. Certains ont surfé sur cette vague de solidarité pour redorer leur image auprès de la société, comme c'est le cas des syndicalistes qui ont déserté leur quartier général en plein débat sur la réforme du travail pour organiser des manifestations de soutien au profit du juge. De fait, Baltasar Garzon a jeté un pavé dans la mare collective espagnole. Le pacte conclu au lendemain du franquisme pour garantir la transition démocratique en douceur est-il plus fort que la nécessité pour les familles des victimes de voir les coupables condamnés, même à titre posthume vu que bon nombre des serviteurs du général l'ont rejoint dans son actuelle demeure ? Comment faire pour que les cadavres cachés dans les placards de chaque nation reposent en paix sans ébranler pour autant l'unité ni la paix communautaire ? Se demandent les juristes et les épris de la justice universelle. Grâce à la loi de la mémoire historique de 2007 promulguée par le gouvernement de José Luis Zapatero, des centaines de fosses communes ont été révélées partout sur le territoire ibérique. Cette loi polémique que le Parti Populaire promet d'abroger une fois au pouvoir, a essayé de redonner un semblant de justice aux victimes du franquisme et de la guerre civile, en indemnisant les victimes et leurs descendants et en rasant d'un trait les signes du franquisme des villes espagnoles (la dernière statue de Franco résiste encore à Melilia). Au total, 405 symboles du franquisme entre bustes, plaques et statues, ont été recensés et ensuite rasés des lieux et établissements publics. Mais incomber à Franco et à son ère cette cabale contre Baltasar Garzon est une erreur. Plus qu'un jugement, c'est un règlement de comptes. Certes, Baltasar Garzon est admiré pour ses investigations de choc, mais le juge dérange aussi et en haut lieu. Un éditorialiste du quotidien El Pais a souligné que les juges du Tribunal suprême (de majorité conservatrice) qui se prononcera sur le devenir professionnel du juge, en veulent à la star des audiences qui s'accapare les crépitements et les micros des médias, eux qui souffrent de l'anonymat et du manque de reconnaissance. L'ex-candidat au prix Nobel de la paix est aussi peu apprécié par ses collègues qui ont subi ses affronts à plusieurs reprises, quand il les a pris de court sur certains dossiers. Lui faire rabaisser son caquet est aussi l'un des objectifs de cette procédure judiciaire. Or, ce qui aurait pu être un avertissement pour remettre à sa place le juge se transforme en un débat national sur une période que certains cherchent à radier. Des messages sont parvenus au juge ayant comme leitmotiv de quitter l'Audience National pour archiver le cas et tourner la page. Mais sa posture est sans équivoque : «Je ne peux pas partir», a-t-il martelé. «Ce que subit ce juge est un avertissement pour que personne ne s'aventure à enquêter sur le franquisme», déclare le président de l'association pour la récupération de la mémoire historique. Des témoignages poignants et émouvants des familles de victimes pullulent dans la presse. On apprend que la phalange espagnole a assassiné des grands-mères analphabètes et des jeunes femmes enceintes pour semer la terreur. «Quand j'ai su que Baltasar Garzon allait prendre en main ce dossier, cela a été un des plus heureux jours de ma vie», a déclaré un petit-fils de victimes. Sa grand-mère, ses tantes et ses oncles avaient été liquidés et enterrés dans une fosse commune ouverte récemment et où il a pu retrouver des souliers appartenant à son aïeule. La mésentente civile Baltasar Garzon est coupable de mauvaise foi selon ses détracteurs. Epinglé dans son pays mais adulé sous d'autres cieux, «l'un des serviteurs publics les plus éminents d'Espagne», selon The Financial Times. La presse a rapporté lundi qu'on lui a offert d'être un juge de lien avec l'Amérique latine, un poste taillé sur mesure pour lui. Des offres aussi pleuvent du Tribunal Pénal International mais, lui, rejette toute proposition. Celui qui a réduit l'ETA à cette situation où elle se retrouve, abattue et condamnée à aller chercher refuge en France et au Portugal, se dit prêt à affronter son destin. Mais le justicier des temps modernes sait très bien que son procès revêt un caractère politique. Garzon a levé le voile sur un chapitre encore douloureux de l'Espagne, qui n'a pas encore cicatrisé. Trois décennies après sa disparition, Franco continue de faire l'actualité du pays. À dire vrai, le général n'est mort que pour la nouvelle génération, l'ancienne le porte dans sa chair. L'avalanche de soutiens provient d'une société toute jeune, celles des réseaux sociaux, des nouvelles technologies et acquise aux principes universels de justice. Lundi soir, la fan page du juge sur Facebook comptabilisait 171.200 fans. Tous ont signé une pétition pour l'acquittement du juge. Les commentaires tendent tous vers une seule direction : pas de transition sans justice. Or, la vieille garde préfère tourner la page. La nouvelle génération est décidée d'ouvrir cette armoire à cadavres coûte que coûte. Dans cette affaire, la justice espagnole se voit écornée, d'ailleurs, le système judiciaire espagnol est de plus en plus politisé, reprochent les hommes de la loi et les justiciables. Et Zapatero dans son tréfonds regrette d'avoir promulgué cette fameuse loi sur la mémoire qui a permis de rouvrir cette boîte de Pandore. La conciliation s'est convertie en une «mésentente» civile.