Entretien avec Lamia Chraibi. Productrice. Lorsque les salles de cinéma ont fermé, Lamia Chraibi travaillait sur la distribution du film de Mohcine Besri, Une Urgence ordinaire, et envisageait la sortie, le 11 mars dernier, de Achoura de Talal Selhami. Si la crise a affecté son travail, elle continue de se battre sur tous les fronts. À coeur ouvert avec une guerrière de la prod'. Comment la crise a-t-elle affecté votre travail ? Très négativement, comme tous les secteurs. Je ne fais pas de film de commande (publicité, télévision, service pour film étranger), ma trésorerie est toujours très fragile. Je me consacre entièrement au cinéma indépendant, c'est toute une logistique pour trouver des financements, beaucoup de temps et d'investissement. Que signifie résister aujourd'hui pour un producteur ? Être capable de naviguer à vue et ne pas angoisser. Être en confiance sur ce qui nous attend. La situation est effrayante en soi et ce qui arrive ne sera peut-être pas facile, mais la peur est un frein bien plus dangereux. Il faut continuer, réfléchir, innover et être dans une écoute active. J'attendais déjà une sorte de révolution dans notre secteur de par l'évolution de la consommation de l'image et des nouvelles technologies. La pandémie n'a fait qu'accélérer tout ça... Il faut se réinventer plus que jamais. Quelles sont les solutions pour sauver le cinéma et la production ? Aujourd'hui, les salles sont fermées, les festivals annulés, les fenêtres d'exposition au niveau national ne sont pas d'ordre commercial et c'est un vrai danger pour notre secteur. C'était déjà un problème avant la pandémie, et celle-ci n'a fait qu'aggraver une situation déjà précaire. Nous, producteurs, mettons entre trois et cinq ans pour faire un film, et l'énergie déployée pendant cette période s'essouffle quand on en arrive à la distribution. C'est pourquoi nous passons le relais à des distributeurs et des vendeurs internationaux pour effectuer le travail de vente. C'est là que je suis heureuse d'apprendre que Achoura, par exemple, qui a été confié à Orange Studio, a fait une très jolie carrière internationale dans les festivals, et la vente semble être également une vraie réussite. Au Maroc, il faut mettre l'accent sur la distribution, les salles, et/ou la création de plateformes. Nous devons reprendre notre souveraineté en créant nos propres systèmes d'exploitation. Qu'ils soient marocains et/ou arabes et/ou africains. Il y a un vide qui gagnerait à être rempli, et nous avons, nous Marocain(e)s, une position privilégiée pour en être les initiateurs. La coproduction avec d'autres pays est-elle une option ? Pour ma part, je pense qu'il faut repenser la production. S'ouvrir à l'international en collaborant et en exposant nos créations. Même si c'est un art populaire, le cinéma reste une création «prototypale» et chaque film doit être l'empreinte de quelqu'un. Nous ne pouvons pas nous réduire à des produits trop calibrés, trop stérilisés, trop polis ; nous risquerions d'y perdre notre identité, notre singularité, notre ADN. Il ne faut pas oublier que derrière l'industrie, il y a l'envie des gens de découvrir quelque chose qui relève de l'art. C'est-à-dire de la fraîcheur, de l'intelligence, une proposition pour un nouveau monde. On peut aussi, par exemple, faire des projets en coproduction pour la télévision, c'est-à-dire proposer des programmes qui pourraient être en exclusivité au Maroc sur nos chaînes nationales, mais aussi coproduits par des plateformes de streaming. Ce qui permet d'obtenir des budgets conséquents pour envisager des productions du niveau de la série L'Essor de l'empire ottoman sur Netflix. La série documentaire est aujourd'hui appréciée de par le monde. La consommation d'informations de culture générale, à travers un regard d'auteur, semble être une manière de répondre à une population intéressée de plus en plus par notre réalité. Notre histoire, nos valeurs et le partage de notre art sont essentiels à notre construction. La culture pour la paix. D'un autre côté, le système d'accompagnement du Centre cinématographique marocain (CCM) devrait soutenir davantage la création et la liberté. De par mon expérience, il est nécessaire de s'adapter à la réalité de la profession et à son évolution. Nous avons un organisme comme le CCM que beaucoup de pays de notre continent nous envient. Mais l'ouverture, au sens large du terme, sera notre meilleur atout pour faire face à la révolution que l'industrie cinématographique mondiale est en train de vivre actuellement (avec les plateformes, la crise qu'entraîne la Covid-19). Cela passe par l'innovation dans nos sujets, mais aussi par de nouveaux horizons de création. Toute forme d'innovation, d'expression nouvelle doit être encouragée. C'est à travers cette ouverture que l'on pourra s'adresser au monde tout en gardant nos spécificités marocaines. Va-t-on vers un nouveau modèle de production ? Que ça nous plaise ou non, c'est l'évolution logique des choses. Le monde, la technologie, la réflexion commune changent de jour en jour. Le cinéma se démocratise. C'est d'abord un art populaire, par le peuple pour le peuple. Tout démarre de l'envie de présenter un point de vue propre à la fois dans l'idée et dans son aspect créatif. Il va de soi que dans cette nouvelle société, de nouveaux modèles de production devront trouver leur place. Jihane Bougrine / Les Inspirations Eco